Professeure de
sociologie à l’université de Grenoble pour la première, compositeur de
théâtre musical, sociologue et maître de conférences à l’Université de
Dijon pour le second, tous deux ont mené avec "La fabrique de la
programmation culturelle 2011-2013" un travail de recherche qui, en
s’intéressant à un sujet extrêmement particulier, révèle les paradoxes
et limites propres plus généralement aux politiques culturelles.
Regards. Peu d’études sont consacrées à ce métier de programmateur. À quoi attribuez-vous ce manque d’intérêt des chercheurs ?
Catherine Dutheil-Pessin. De nombreuses collectivités territoriales et institutions missionnent des chercheur-e-s afin de référencer les spectacles qu’elles subventionnent, mais ces recherches s’intéressent plutôt aux résultats (les spectacles programmés) et aux ratios qu’à la fabrique au jour le jour de la programmation. Pour ce qui nous concerne, nous avons étudié le travail par lequel des spectacles particuliers sont sélectionnés afin de représenter l’intérêt public : la formation, la sélection des spectacles, l’immersion dans les réseaux professionnels, les contraintes que l’on doit gérer, les langages, les technicités, les conflits, etc.
François Ribac. Pour compléter ce que dit Catherine, il est patent que l’étude de la politique culturelle en France a souvent tendance à considérer comme acquis les présupposés de la politique culturelle (en particulier son langage et ses récits fondateurs) et à mettre le focus sur les discours et les pratiques au sommet de l’État – en particulier le ministère de la Culture. La méthode que nous avons employée, le bottom up, consiste à réaliser une ethnographie du travail de ceux et celles qui donnent corps à la politique publique. Ils et elles ne sont pas les seuls, bien sûr, le public, les artistes sont là, mais la programmation est essentielle puisque c’est à cet endroit que le travail de traduction s’effectue et représente la politique culturelle pour les usagers. Et pour ce faire, nous nous intéressons à toutes sortes de disciplines, de territoires, de statuts sociaux, de générations – sans nous polariser exclusivement sur les lieux labellisés par l’État.
À travers la diversité des structures étudiées et des programmateurs rencontrés, avez-vous découvert des façons de travailler récurrentes ?
C. D.-P. Ce qui est d’abord évident, c’est que quelles que soient les générations, les programmateurs/trices sont des passionné-e-s et même des bouffeurs de spectacles. Mais leur travail ne consiste pas à choisir les spectacles qu’ils/elles aiment mais bien plutôt à programmer ceux qui peuvent supporter (et transcender aussi) les nombreuses contraintes qu’il leur faut gérer ; la jauge de la salle, la taille du plateau, l’élu-e à la culture, le territoire, le public, la concurrence, les moyens dont on dispose etc. C’est donc au moins autant un travail d’arbitrage, voire de développement territorial, que de choix artistiques. Cette activité consiste précisément à programmer (à associer des facteurs) tout cela. C’est cela, produire une politique culturelle : travailler à faire tenir toutes ces entités humaines, institutionnelles, techniques.
F. R. Nous nous sommes également interrogés sur la nature de cette expertise. Normalement, un expert est consulté pour donner son avis sur une chose que lui-même sait faire, mais sans être impliqué. Or ici, il s’agit de personnes qui expertisent des spectacles sans, dans la plupart des cas, avoir une pratique artistique. Nous montrons que l’interaction permanente avec des pairs et des réseaux professionnels permet de collecter des informations, des rumeurs, des pistes, et que l’expertise est ici beaucoup moins individuelle que liée aux informations qui circulent dans le milieu. De ce point de vue, cette expertise n’est pas plus contestable qu’une expertise directe de personnes ayant les compétences pratiques pour faire les choses qui, elle aussi, trouve sa matière dans le monde social et ses interactions. Cependant, ces mêmes personnes achètent et vendent des spectacles, montent des productions. Ils sont donc à la fois des experts compétents et des personnes qui agissent sur le marché des spectacles subventionnés. Dans d’autres sphères sociales, le fait qu’un individu ou un groupe social aient une action sur le monde qu’ils évaluent serait considéré comme un conflit d’intérêts. Il s’agit moins d’un problème lié aux programmateurs comme personnes ou réseaux professionnels qu’à la façon dont les politiques publiques sont mises en œuvre en France...
Lors d’un débat, vous avez évoqué le lien entre la « personnalisation de l’exercice » et la Cinquième république…
F. R. Dans le système capitaliste et dans la déclinaison particulière des institutions politiques en France, plus les fonctions sont symboliquement investies et détentrices de pouvoir en jeu, et plus on répond en termes d’incarnation, c’est-à-dire de personnalisation. Dans cette perspective, il paraît naturel que les dispositifs culturels soient confiés à des individus déclinant leurs projets. Notre étude montre d’ailleurs que même lorsque la programmation est répartie entre plusieurs personnes, le travail est assez solitaire.
C. D.-P. Il faut également ajouter que le monde de la programmation est extrêmement stratifié et hiérarchisé avec des grands, des tout petits, des ruraux, des urbains, etc. Et comme ailleurs, c’est dans les dispositifs les moins financés et dans les situations les plus précaires que l’on trouve le plus des jeunes femmes, passées par les formations universitaires aux métiers de la culture. Comme dans le reste de la société française, le système éducatif et le monde du travail reproduisent les discriminations...
F. R. Concernant cette idée de système, je voudrais rajouter un point. Dans le régime “Cinquième république”, on délègue couramment la mise en œuvre des politiques publiques à des grandes entreprises ou à des structures hybrides mélangeant privé et public : la sécurité sociale, le système des hôpitaux, l’énergie, etc., relèvent de ce type de fonctionnement. Dans ces configurations, les personnes qui réalisent l’expertise technique ou la mise en œuvre (les ingénieurs pour EDF, les médecins et responsables du management de la santé publique pour le système de santé) occupent un rôle fondamental. La délégation à ces couches sociales, leur mandat, est du même ordre que celle confiée aux politiques : une fois qu’on a voté pour eux, ils font un peu ce qu’ils veulent. De ce point de vue, le monde culturel subventionné qui se définit souvent – pas seulement du côté des programmateurs, mais du côté des artistes, des syndicats, de l’état, des critiques, des journalistes – comme spécifique, en résistance, à l’avant-garde, a un fonctionnement comparable au reste des sphères que l’État régule. Mais tandis que dans ces autres domaines, il existe des associations de citoyens avec lesquelles les systèmes doivent composer, l’équivalent n’existe pas dans la "culture". Peut-être faudrait-il aller vers cela : non pas collectiviser la programmation, mais repenser la politique publique à l’aune de l’insertion de profanes, de groupes de citoyen-ne-s – en pensant à des questions comme celles de la parité, des minorités, de l’amateurisme. Nous ne critiquons pas les personnes en charge de la programmation, mais l’organisation sociale dans laquelle elle prend place. Demander des soins palliatifs ne signifie pas que les médecins doivent disparaître !
Le fait que les structures culturelles subissent une injonction à ce que l’art, la culture produisent du lien social, du commun, joue-t-il sur le travail du programmateur ?
C. D.-P. Cela dépend peut-être des disciplines artistiques. Ce qui est sûr, c’est qu’eux se sentent dépositaires d’une sorte de mission, ils doivent programmer la "bonne" culture, en choisissant des spectacles pointus, exigeants, de qualité et authentiques. Ils se sentent investis de ce rôle et peut-être projettent-ils aussi dans cette "bonne" et "vraie" culture la capacité à soigner la société, à recréer des valeurs, du lien social, à refaire de l’entente entre des groupes. C’est un discours très prégnant.
F. R. L’essor des dispositifs subventionnés – et le fait qu’en parallèle se soit développé ce discours de culture comme remède, comme moyen de pacification – correspond à l’essor du républicanisme comme substitut à la transformation sociale et à l’acceptation des règles de la mondialisation néolibérale. On dit aux usagers : « Vous êtes manipulés par les médias / il n’y a plus de lien social / il faut qu’on vous forme avec des spectacles, qu’on vous émancipe du communautarisme etc. ». Il y a là quelque chose de redoutable dans le fait de reporter la responsabilité de l’échec de la gauche sur les citoyens eux-mêmes. Jacques Rancière a bien montré cet effet de translation. Personne ne nie l’effet performatif des médias, des spectacles, des représentations, mais ceux qui sont promus avec de l’argent public ne sont sûrement pas moins normatifs.
Regards. Peu d’études sont consacrées à ce métier de programmateur. À quoi attribuez-vous ce manque d’intérêt des chercheurs ?
Catherine Dutheil-Pessin. De nombreuses collectivités territoriales et institutions missionnent des chercheur-e-s afin de référencer les spectacles qu’elles subventionnent, mais ces recherches s’intéressent plutôt aux résultats (les spectacles programmés) et aux ratios qu’à la fabrique au jour le jour de la programmation. Pour ce qui nous concerne, nous avons étudié le travail par lequel des spectacles particuliers sont sélectionnés afin de représenter l’intérêt public : la formation, la sélection des spectacles, l’immersion dans les réseaux professionnels, les contraintes que l’on doit gérer, les langages, les technicités, les conflits, etc.
François Ribac. Pour compléter ce que dit Catherine, il est patent que l’étude de la politique culturelle en France a souvent tendance à considérer comme acquis les présupposés de la politique culturelle (en particulier son langage et ses récits fondateurs) et à mettre le focus sur les discours et les pratiques au sommet de l’État – en particulier le ministère de la Culture. La méthode que nous avons employée, le bottom up, consiste à réaliser une ethnographie du travail de ceux et celles qui donnent corps à la politique publique. Ils et elles ne sont pas les seuls, bien sûr, le public, les artistes sont là, mais la programmation est essentielle puisque c’est à cet endroit que le travail de traduction s’effectue et représente la politique culturelle pour les usagers. Et pour ce faire, nous nous intéressons à toutes sortes de disciplines, de territoires, de statuts sociaux, de générations – sans nous polariser exclusivement sur les lieux labellisés par l’État.
« Produire une politique culturelle : travailler à faire tenir toutes ces entités humaines, institutionnelles, techniques »
À travers la diversité des structures étudiées et des programmateurs rencontrés, avez-vous découvert des façons de travailler récurrentes ?
C. D.-P. Ce qui est d’abord évident, c’est que quelles que soient les générations, les programmateurs/trices sont des passionné-e-s et même des bouffeurs de spectacles. Mais leur travail ne consiste pas à choisir les spectacles qu’ils/elles aiment mais bien plutôt à programmer ceux qui peuvent supporter (et transcender aussi) les nombreuses contraintes qu’il leur faut gérer ; la jauge de la salle, la taille du plateau, l’élu-e à la culture, le territoire, le public, la concurrence, les moyens dont on dispose etc. C’est donc au moins autant un travail d’arbitrage, voire de développement territorial, que de choix artistiques. Cette activité consiste précisément à programmer (à associer des facteurs) tout cela. C’est cela, produire une politique culturelle : travailler à faire tenir toutes ces entités humaines, institutionnelles, techniques.
F. R. Nous nous sommes également interrogés sur la nature de cette expertise. Normalement, un expert est consulté pour donner son avis sur une chose que lui-même sait faire, mais sans être impliqué. Or ici, il s’agit de personnes qui expertisent des spectacles sans, dans la plupart des cas, avoir une pratique artistique. Nous montrons que l’interaction permanente avec des pairs et des réseaux professionnels permet de collecter des informations, des rumeurs, des pistes, et que l’expertise est ici beaucoup moins individuelle que liée aux informations qui circulent dans le milieu. De ce point de vue, cette expertise n’est pas plus contestable qu’une expertise directe de personnes ayant les compétences pratiques pour faire les choses qui, elle aussi, trouve sa matière dans le monde social et ses interactions. Cependant, ces mêmes personnes achètent et vendent des spectacles, montent des productions. Ils sont donc à la fois des experts compétents et des personnes qui agissent sur le marché des spectacles subventionnés. Dans d’autres sphères sociales, le fait qu’un individu ou un groupe social aient une action sur le monde qu’ils évaluent serait considéré comme un conflit d’intérêts. Il s’agit moins d’un problème lié aux programmateurs comme personnes ou réseaux professionnels qu’à la façon dont les politiques publiques sont mises en œuvre en France...
« Le monde de la programmation est extrêmement stratifié et hiérarchisé avec des grands, des tout petits, des ruraux, des urbains, etc. »
Lors d’un débat, vous avez évoqué le lien entre la « personnalisation de l’exercice » et la Cinquième république…
F. R. Dans le système capitaliste et dans la déclinaison particulière des institutions politiques en France, plus les fonctions sont symboliquement investies et détentrices de pouvoir en jeu, et plus on répond en termes d’incarnation, c’est-à-dire de personnalisation. Dans cette perspective, il paraît naturel que les dispositifs culturels soient confiés à des individus déclinant leurs projets. Notre étude montre d’ailleurs que même lorsque la programmation est répartie entre plusieurs personnes, le travail est assez solitaire.
C. D.-P. Il faut également ajouter que le monde de la programmation est extrêmement stratifié et hiérarchisé avec des grands, des tout petits, des ruraux, des urbains, etc. Et comme ailleurs, c’est dans les dispositifs les moins financés et dans les situations les plus précaires que l’on trouve le plus des jeunes femmes, passées par les formations universitaires aux métiers de la culture. Comme dans le reste de la société française, le système éducatif et le monde du travail reproduisent les discriminations...
F. R. Concernant cette idée de système, je voudrais rajouter un point. Dans le régime “Cinquième république”, on délègue couramment la mise en œuvre des politiques publiques à des grandes entreprises ou à des structures hybrides mélangeant privé et public : la sécurité sociale, le système des hôpitaux, l’énergie, etc., relèvent de ce type de fonctionnement. Dans ces configurations, les personnes qui réalisent l’expertise technique ou la mise en œuvre (les ingénieurs pour EDF, les médecins et responsables du management de la santé publique pour le système de santé) occupent un rôle fondamental. La délégation à ces couches sociales, leur mandat, est du même ordre que celle confiée aux politiques : une fois qu’on a voté pour eux, ils font un peu ce qu’ils veulent. De ce point de vue, le monde culturel subventionné qui se définit souvent – pas seulement du côté des programmateurs, mais du côté des artistes, des syndicats, de l’état, des critiques, des journalistes – comme spécifique, en résistance, à l’avant-garde, a un fonctionnement comparable au reste des sphères que l’État régule. Mais tandis que dans ces autres domaines, il existe des associations de citoyens avec lesquelles les systèmes doivent composer, l’équivalent n’existe pas dans la "culture". Peut-être faudrait-il aller vers cela : non pas collectiviser la programmation, mais repenser la politique publique à l’aune de l’insertion de profanes, de groupes de citoyen-ne-s – en pensant à des questions comme celles de la parité, des minorités, de l’amateurisme. Nous ne critiquons pas les personnes en charge de la programmation, mais l’organisation sociale dans laquelle elle prend place. Demander des soins palliatifs ne signifie pas que les médecins doivent disparaître !
« On dit aux usagers : "Il faut qu’on vous forme avec des spectacles, qu’on vous émancipe du communautarisme, etc." »
Le fait que les structures culturelles subissent une injonction à ce que l’art, la culture produisent du lien social, du commun, joue-t-il sur le travail du programmateur ?
C. D.-P. Cela dépend peut-être des disciplines artistiques. Ce qui est sûr, c’est qu’eux se sentent dépositaires d’une sorte de mission, ils doivent programmer la "bonne" culture, en choisissant des spectacles pointus, exigeants, de qualité et authentiques. Ils se sentent investis de ce rôle et peut-être projettent-ils aussi dans cette "bonne" et "vraie" culture la capacité à soigner la société, à recréer des valeurs, du lien social, à refaire de l’entente entre des groupes. C’est un discours très prégnant.
F. R. L’essor des dispositifs subventionnés – et le fait qu’en parallèle se soit développé ce discours de culture comme remède, comme moyen de pacification – correspond à l’essor du républicanisme comme substitut à la transformation sociale et à l’acceptation des règles de la mondialisation néolibérale. On dit aux usagers : « Vous êtes manipulés par les médias / il n’y a plus de lien social / il faut qu’on vous forme avec des spectacles, qu’on vous émancipe du communautarisme etc. ». Il y a là quelque chose de redoutable dans le fait de reporter la responsabilité de l’échec de la gauche sur les citoyens eux-mêmes. Jacques Rancière a bien montré cet effet de translation. Personne ne nie l’effet performatif des médias, des spectacles, des représentations, mais ceux qui sont promus avec de l’argent public ne sont sûrement pas moins normatifs.
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