mardi, octobre 17, 2006

LA CIRCULATION ET L’USAGE DES SUPPORTS ENREGISTRÉS DANS LES MUSIQUES POPULAIRES en ILE DE FRANCE























(Ci-dessus, une cartographie réalisée pour cette étude grâce au logiciel RéseauLu d'Andreï Mogoutov)



PROBLÉMATIQUE

1 Bref rappel historique
À partir des années cinquante, le Dansette de la firme Decca, un électrophone bon marché et portable, permit à la génération des Beatles et des Rolling Stones de s’émanciper des parents. On délaissa le gramophone et/ou la radio du salon pour installer les nouveaux appareils dans les chambres des adolescent-e-s. Quelques années plus tard, le même phénomène se reproduisit en France avec les électrophones Philips et les fameux Teppaz . Cette pénétration des “pick-up“ dans les chambres coïncida avec deux autres phénomènes d’importance. D’une part, l’apparition de répertoires interprétés par et pour les jeunes (le rock) et, d’autre part, un essor considérable de la pratique amateur. En effet, grâce à la maniabilité des nouveaux appareils et des disques vinyles, les fans de rock firent un peu plus qu’écouter leurs disques : ils les imitèrent et les reproduisirent. Des milliers d’adolescents, en majorité des garçons, acquirent des instruments électriques et créèrent des groupes, pour la plupart sans finalité professionnelle . Enfin, l’émergence de ces musiques s’accompagna de nouvelles formes de sociabilités (salles de concerts, lieux de danse, lieux de répétitions, réseaux de fans…) et de compétences (nouveaux métiers, érudit-e-s, presse musicale, fanzines, studios, labels, magasins de disques). Même si ces phénomènes ont subi de nombreuses mutations ces vingt dernières années, ils ont largement été confirmés par l’émergence, puis l’installation durable dans le paysage musical, du hip-hop et de la techno.

2 Des instructeurs efficaces
Les disques sont donc devenus les principaux instructeurs des musicien-n-e-s de musique populaire. Installé-e dans sa chambre face à sa machine de reproduction, l’apprenti-e répète inlassablement les morceaux qu’il (elle) aime et reproduit non seulement les notes et le phrasé mais aussi le son des disques. En étudiant un répertoire particulier, “l’imitant-e“ s’initie, peu à peu, aux techniques sonores propres aux musiques électriques et développe ses aptitudes instrumentales. Une des constantes de cette méthode (car c’est bien de cela dont il s’agit) réside dans le fait d’apprendre sans être dans une situation éducative et sans qu’il soit forcément nécessaire de se rendre dans un local prévu à cet effet . Le temps passé à “étudier“ dépasse bien souvent celui d’une activité professionnelle ou scolaire. Pour décrire cette forme d’attachement à des répertoires et à des objets (la guitare électrique, l’ordinateur, etc.) certains chercheurs parlent d’un apprentissage non formel, d’autres parlent de culture technique populaire . Dans tous les cas, la transmission du savoir s’effectue par le truchement d’objets, de réseaux peu repérés et à distance des équipements culturels.
Par ailleurs, le disque amène aussi, par des effets de proximité et d’oppositions, à la découverte d’autres répertoires, de façons d’être, de lieux où l’on aime la même musique et bien sûr à des rencontres. En bref, à travers les disques, c’est tout un monde perceptif, technique et social qui s’offre aux passionné-e-s.

3 Les mémoires vives de la musique
Nous avons jusqu’à maintenant évoqué la place centrale des musiques déjà enregistrées et des appareils de reproduction. Ceux-ci s’insèrent dans ce que l’on pourrait désigner comme le monde de l’enregistrement (aussi appelé phonographie) une technique d’acquisition et de relation à la musique médiée par des supports et des machines de captation du son. Ces outils sont utilisés de bien des façons. Ainsi, les enregistreurs (dictaphones, magnétophones, minidisques, cartes son des ordinateurs) sont de véritables assistants musicaux. Certain-e-s les utilisent comme un bloc note pour déposer des idées musicales ou des extraits (samples). D’autres, à la façon des danseurs devant les miroirs, s’enregistrent systématiquement. En fixant les différentes étapes de leur parcours, ils (elles) peuvent ainsi corriger ponctuellement leurs erreurs et s’évaluer dans la durée . Plus “classiquement“, les disques accompagnent les musiciens ou les groupes. Ainsi les batteurs de jazz jouent avec Charlie Parker (quel luxe !), les guitaristes apprennent à “jouer en place“ avec leur boîte à rythme, tandis que les claviéristes improvisent avec des séquenceurs. Il existe même des disques et des logiciels spécialement conçus à cet effet, et pour toutes sortes de répertoires, concertos de Vivaldi inclus. Finalement, la musique enregistrée matérialise l’expérience accumulée des auditeurs (trices). C’est vers notre discothèque personnelle (ou le lecteur de mp3) que nous nous tournons pour comparer des œuvres entre elles et évaluer leur qualité : les mélomanes de classique comparent les différentes versions d’une même œuvre (Bach par Gould ou Brendel ?), les amateurs de rock et de hip-hop apprécient le contraste entre les disques et les performances des groupes (cf. les disques “live“), les jazzistes collectionnent les “alternate take“. Fondamentalement, on peut considérer que les répertoires enregistrés jouent le rôle d’une sorte de “pôle d’évaluation“ esthétique et émotionnel pour chacun-e-s d’entre nous . Les techniques d’enregistrement constituent de véritables outils de mesure de la qualité musicale, ou ce qui revient au même, de notre plaisir.

4 L’enregistrement comme paradigme
À partir du moment où les musicien-n-e-s ont utilisé les disques comme des instructeurs, ils (elles) ont également consacré un temps croissant à concevoir et réaliser leurs propres enregistrements . Les mondes du rock, du hip-hop et de l’électro ont fait du studio, à des degrés divers , un espace où il importait moins de reproduire les sensations de la performance scénique que d’inventer de nouvelles formes . Cette tendance a été favorisée par la mise au point du re-recording (overdubbing) au début des années soixante, une pratique consistant à enregistrer séparément chaque instrument sur un magnétophone multipistes, permettant d’exécuter une musique par étapes, sans forcément la jouer ensemble et en direct. Au début des années 80, l’arrivée du home studio a permis au monde amateur d’adopter, à son tour, cette façon de faire . De nos jours, toutes les fonctions d’un studio tiennent dans un ordinateur portable. Il existe même des studios “on line“ accessibles avec une simple connexion à haut débit. Ce qui, en 1960, ne concernait que quelques professionnels est donc devenu une pratique commune à laquelle les enfants s’initient très tôt et avec les mêmes méthodes (non formelles) que leurs ainé-e-s rockers. À l’échelle des quatre dernières décennies, on s’aperçoit donc de l’attraction constante qu’exerce le studio, comme principe de traitement du son, sur la sphère amateur et, plus généralement, sur la performance scénique. De “l’attirail“ domestique à la sonorisation du live en passant par l’équipement des instrumentistes électriques, de la console du DJ techno, à la platine-disque du scratcheur, à chaque fois on retrouve les principes organisationnels du studio. Cette translation de la cabine technique et de la chambre de l’adolescent vers les scènes, encore peu explorée, requiert d’autant plus l’attention qu’elle est encore plus manifeste dans les deux dernières révolutions musicales.

5 Les techniques du hip-hop et de la techno
Le hip-hop et la techno ont, de façon assez similaire, opéré une synthèse entre l’écoute et l’enregistrement. Si l’on considère les deux branches musicales de la culture hip hop (le rap et le scratch ), on s’aperçoit que les turntablistes (autre nom des scratcheurs) font de la musique avec des platines-disques et des vinyles, tandis que les rappeurs déclament leurs textes en s’accompagnant de ghettos-blasters (des magnétophones à pile et transportables) ou de boucles (sample) confectionnées à partir d’extraits de musiques existantes. En définitive, les outils de lecture et d’enregistrement sont devenus des instruments et les supports enregistrés sont joués et manipulés. De son côté, la techno (également appelée house-music) a généralisé la pratique du sampling et fait de la console de mixage des studios et du lap-top (ordinateur portable) des instruments de performance et/ou de composition. La plupart des DJs enregistrent et mixent des sons venus de sources existantes, puis ces données sont manipulées et à leur tour, réinjectées dans des boucles et des effets divers. Une fois codés (ou copiés), les mixes circulent sur des supports légers, y compris des fichiers informatiques, et arrivent dans les disques durs d’autres DJs, etc…
Cependant, si la miniaturisation des instruments de reproduction et le codage des sons ont favorisé ces processus, on ne doit pas oublier le rôle déterminant des acteurs. Rien de disposait, en effet, les disques vinyles (condamnés par l’industrie à disparaître), les consoles de mixage des studios professionnels ou les DJs des radios à devenir ce qu’ils sont aujourd’hui. Pour que le scratch naisse, il ne suffit pas d’avoir une (excellente) platine de marque Technics et une mixette bon marché, il faut également qu’à la suite d’une altercation avec ses parents, qu’un adolescent se mette à “jouer du saphir“ pour les ennuyer et se dise qu’il y a là peut-être quelque chose à creuser . Ensuite, pour que cette technique se diffuse, il faut également que des réseaux de personnes s’en emparent et la popularisent. Si ces deux courants sont devenus si influents, c’est qu’ils ont su transférer des techniques d’appartements en performance scénique. En somme, le privé est devenu du public. Tirant parti des nouvelles technologies de diffusion et de communication , le hip-hop et la techno ont (ré)inventé de nouvelles façons de se retrouver ensemble, qui plus est, dans des lieux normalement non dévolus à des performances : la rue, les cours d’immeubles, les friches, les forêts. À chaque fois, ces mutations ont résulté d’alliances entre des acteurs et des techniques. C’est très précisément la constitution de ces réseaux hybrides, et leur condition d’inscription dans les territoires franciliens qui constituent l’objet de cette recherche.

POSITIONNEMENT PAR RAPPORT AUX THÈMES DE L’APPEL D’OFFRES

6 Les équipements publics, les politiques culturelles et les pratiques
Comme on vient de le voir, l’utilisation des supports touche à un grand nombre d’activités musicales (l’écoute, l’apprentissage, la transmission, la fabrication de la musique), concerne aussi bien les sphères domestiques que communes et implique une pléiade de styles et d’usagers. Dès lors, on peut se demander pourquoi cette translation privé-public, qui nous est pourtant si familière, n’est pas l’objet d’une attention plus soutenue de la part des institutions publiques ? Même si cet aspect est certainement à prendre en compte, le manque de légitimité des musiques populaires n’explique pas tout. D’autant que depuis une quinzaine d‘années, leur prise en compte dans les politiques publiques est de plus en plus tangible. Au moment où nous écrivons ces lignes, une concertation nationale sur les musiques actuelles est en cours, un forum national se réunira en octobre 2005 à Nancy et, outre qu’il existe déjà une soixantaine de “scènes de musiques actuelles“ (Smac), de nombreuses collectivités territoriales financent des complexes comprenant des salles de concerts, des locaux de répétitions et des dispositifs “d’accompagnement“ à destination des groupes. On mentionnera également l’ouverture de nombreuses classes de “musiques amplifiées“ dans les écoles de musiques, et même d’une classe de jazz au Conservatoire National de Musique de Paris, et comme on le sait, les symboles comptent… Cependant, sans contester l’utilité (et le succès) de ces dispositifs, il faut bien constater qu’ils sont essentiellement orientés vers la production de spectacles et la professionnalisation des équipes. À notre sens, si les pratiques liées à la phonographie sont si peu repérées, cela tient probablement à la difficulté de se les représenter en dehors de ce cadre. Dans une définition des pratiques culturelles où le dispositif théâtral, la professionnalisation et l’enseignement formalisé de la musique constituent les principales réponses, les activités et les lieux que nous avons listés ne sont pas perçus comme porteurs d’authenticité. On ne voit littéralement pas l’amateur travailler devant son écran à la maison et l’on doute que l’écoute des disques, qui plus est dans l’espace domestique, puisse contribuer à une culture commune. En somme, la politique publique a du mal à se représenter les médiations entre l’appartement et la scène : médiations techniques (les fameux supports) et médiateurs humains (les amateurs).

7 Les musiques populaires dans les villes : circulations et mobilités
L’usage des supports et des machines, la mobilité des acteurs, des données et des objets gagneraient à être mieux étudiés. On manque de données sur la manière dont les compétences se construisent, sur la façon dont les acteurs se procurent la matière musicale et les outils de manipulation, sur la provenance des répertoires et sur le rôle que jouent (ou pas) les équipements locaux. De ce fait, il nous semble que cette problématique s’inscrit parfaitement dans l’appel d’offres “Culture et territoires en Ile de France“ qui vise à mettre à jour des pratiques culturelles peu repérées et la dimension territoriale du processus de métropolisation. Ainsi, l’un des objectifs de cette recherche est d’analyser l’articulation entre des pratiques culturelles localisées, comme celles que l’on peut trouver dans des espaces résidentiels, et des réseaux globalisés, par exemple le flux de communication immatériels du Web.
Essayons de décrire les flux des personnes et des données et les différents espaces (technologiques, territoriaux, esthétiques, stylistiques) dont nous parlons Comme on va le voir, des différents niveaux s’imbriquent et continuellement.

a) Au départ, une importation
Qu’il s’agisse d’un disque de musique enregistrée (ou de sa copie), de samples ou de fichiers informatiques, les apprenti-e-s musicien-n-e-s s’initient avec de la musique provenant, pour l’essentiel, de répertoires existants : le disque des Beatles pour les rockers, le vinyle d’intelligent techno , la rythmique de James Brown dont on va extraire un break beat . Quelle que soit la taille du marché ou des circuits d’où proviennent ces sources, elles émanent de structures à vocation internationale. On a donc là une importation de répertoires constitués (globalisés) vers des personnes et des territoires donnés (localisés).

b) Où se procure t-on les supports et les machines ?
Les musicien-n-e-s se procurent les supports et les machines par le biais de différents “fournisseurs“ : les magasins ou équipements publics (disquaire ou soldeur, hypermarché, magasins d’instruments de musique ou d’informatique, médiathèque), la voie postale (vente par correspondance, échanges) ou numérique (commerce électronique, peer to peer, téléchargement de fichiers sur des sites, radios on line). Naturellement, la localisation de ces points est très variable. Ainsi, un magasin de musique peut se situer dans un quartier proche, dans une commune voisine, ou même à l’autre bout de la région, etc. D’autre part, on comprend qu’une même personne ou formation musicale peut emprunter simultanément plusieurs types de circuits.

c) L’importance des auxiliaires et des passeurs.
Pour apprendre à manier une guitare, un ordinateur ou un échantillonneur, il faut certes s’adonner des jours entiers à une pratique intensive. Mais, si les supports enregistrés sont bien les principaux instructeurs, l’apport d’auxiliaires complémentaires est également bienvenu. Pour ce faire, l’apprenti-e fait appel à différentes ressources : pairs, parents, méthodes, notices techniques, presse spécialisée, vidéos éducatives, forums internet spécialisés, compétitions locales ou régionales (dijaying et groupes rock), évènements publics (concerts, raves), cours privés ou collectifs, groupe de rock ou tout autre type de perfectionnement. Une fois encore, la provenance de ces personnes et/ou objets-ressources est fort diversifiée et demande à être identifiée.

d) Que produisent les usagers et qu’en font-ils ? L’exportation
Un peu plus haut, nous avons déjà signalé que la quasi totalité des musicien-n-e-s composent et enregistrent eux-mêmes leurs propres répertoires. La question se pose donc de savoir, pour les apprenti-e-s comme pour les aguerri-e-s, vers quelles destinations ces enregistrements sont exportés. Il s’agirait d’observer comment les productions locales sont lancées dans l’espace public et notamment par quelles filières elles circulent (ou échouent). De ce point de vue, il est clair que les nouvelles technologies (et tout particulièrement l’internet) ont considérablement changé la donne qui prévalait lorsque que le rock constituait la principale “musique de jeunes“.Pour expliciter ce point, il est nécessaire de revenir quelque peu en arrière.
Tant que le rock “domina“, la carrière d’un-e musicien-n-e rock s’effectuait (principalement) dans le cadre d’un groupe . Celui-ci devait d’abord “se faire un nom“ localement pour pouvoir éventuellement “décrocher des dates“ au niveau régional et national. C’est à ce moment que la question de “l’entrée en studio“ se posait, du moins si une firme proposait au groupe d’enregistrer un disque (“être signé“). Même si les magnétophones servaient déjà de répétiteurs aux musiciens populaires, l’art du studio (la production discographique comme on disait dans les années 70) était quasi exclusivement professionnel et encadré par des spécialistes (directeurs artistiques et ingénieurs du son). Il en était de même pour la distribution dans les boutiques et la diffusion à la radio ou dans les juke-boxes. De fait, l’enregistrement d’un disque signifiait l’entrée sur le marché national, voir au-delà. Cependant, comme nous l’avons rappelé, la miniaturisation et la baisse des prix des matériels d’enregistrement, au début des années 80, ont profondément remis en cause ce schéma . En l’espace de quelques années, le “travail de studio“ s’est étendu à toute la sphère domestique et aux amateurs. L’apprentissage populaire n’a plus consisté en la seule reproduction des disques mais dans la réalisation de ses propres enregistrements. Début 90, avec l’essor du hip-hop, le son enregistré est devenu la matière première de la musique et les outils de reproduction des instruments. Parallèlement aux phénomènes des raves et du clubbing, la techno a vu la naissance d’une pépinière d’activités dédiées au travail du son et au Dijaying : micro labels de disques, fabricants sur mesure d’acétates pour les DJ, vente et distribution de vinyles et de fichiers sons, programmation de logiciels musicaux (dont certains en open source), patterns pour les boîtes à rythme. etc…. Ce qui retient l’attention dans ces structures, c’est leur double nature. En effet, il n’est pas rare qu’elles aient été créées sur la base d’affinités locales (par exemple des personnes fréquentant les mêmes établissements scolaires ou le même immeuble) mais qu’en même temps, elles s’adressent à des segments d’amateurs disséminés aux quatre coins du monde, réunis par une passion commune pour un style ou des machines obsolètes du point de vue du marché (le renouveau du synthétiseur moog date ainsi des années techno) etc…On le voit avec ces différents exemples : plus l’enregistrement se démocratise, plus le triple mouvement d’importation-digestion-exportation de la musique se développe . Il serait intéressant de comprendre sur quelles bases se structurent les différents réseaux, leurs points communs et leurs dissimilitudes, leurs ciments et leurs fragilités. Il faudrait aussi cerner les difficultés qu’ont les musicien-n-e-s à faire valoir aux autres ce qu’ils (elles) produisent. En outre, le repérage et la description de ces “navettes“ entre différents types de territoires et d’espaces, pourraient concourir à mieux comprendre la dimension culturelle de ces phénomènes et éclairer l’action publique régionale et locale.

8 La globalisation et l’usage “local“ des supports : une relation à explorer
L’arrivée dans la sphère domestique des techniques de reproduction (et de communication) numérique a donc intensifié le mouvement de globalisation de la musique, mouvement amorcé dès l’invention du phonographe . Mais alors que l’on considère souvent ce mouvement sous l’angle de l’uniformisation des répertoires et de la consommation passive, force est de constater que ces processus sont beaucoup moins univoques. En effet, si l’on considère les répertoires disponibles, l’horizon s’est plutôt élargi que rétréci. La mosaïque des étiquettes et des styles rend compte de cette diversité des attachements et des pratiques. Alors que nombre d’analystes pensent les révolutions techniques (ici l’essor du numérique) comme des processus de reconfigurations radicales des formes de la connaissance, il semble plus juste de penser que les acteurs se meuvent simultanément dans plusieurs types espaces : espaces territoriaux, espaces juridiques (cf. les droits d’auteur et la gratuité des raves), espaces de connaissance et d’apprentissage, espaces publics, espace de la représentation de la musique. Plutôt que de s’exclure, ces diverses dimensions s’enchevêtrent et sont l’objet d’arrangements sociaux inédits où les outils et les collectifs se redéfinissent. Pour les musicien-n-e-s (et les auditeurs) de musiques populaires, cette diversité des espaces concerne aussi bien la localisation des passeurs, leur nature, les répertoires, les objets techniques, les informations. D’autant que les usagers ne se contentent pas de recevoir les musiques qu’ils aiment. Ils les renvoient, sous des formes diffractées et retravaillées, dans l’espace public. Ce qu’expriment les raves techno ou la culture hip-hop (danse, graphes, rap, scratch), c’est cette capacité à métamorphoser des objets et des pratiques domestiques en techniques collectives. Collectif d’amateurs écoutant et pratiquant la même musique et reliés par de multiples réseaux extra-territoriaux mais aussi réunions de milliers de personnes dans des espaces inattendus normalement non dévolus à des “spectacles“. Le mot de détournement prend ici tout son sens : il s’applique non seulement aux supports et aux machines mais aussi aux territoires dont les acteurs s’emparent.
En somme, si nous repartons du point de départ de ce texte, nous constatons une sorte d’effet de feedback. Le disque “globalisé“ qui arrive sur la platine de l’amateur devient un objet local d’expertise puis, transformé, retrouve un chemin vers l’espace public.
C’est cette mobilité que nous proposons, à partir de l’observation de cas concrets et sur un mode comparatiste, de restituer. Mobilités spatiales bien sur mais aussi mobilités sociales, nouvelles définitions de “l’artiste“, nouvelles compétences, nouveaux réseaux, nouveaux partages technologiques (dont les logicels libres sont une des facettes), mobilités des marchés. Notre projet de recherche, élaboré en concertation avec le Service Culture du département de Seine-Saint-Denis, s’inscrit aisément dans deux des axes de l’appel d’offres
“Culture et territoires en Ile de France“ : “culture et société locales dans un contexte métropolitain“ et “pratiques culturelles dans un univers de concurrence entre pratiques“.

1er Axe : culture et sociétés locales dans un contexte métropolitain
Notre premier objectif sera de décrire les différents “espaces-types“
(pour paraphraser Max Weber) dans lesquels se meuvent les acteurs : espaces cognitifs, domestiques, technologiques, spatiaux, urbains. Il s’agira non seulement de déterminer les différentes échelles territoriales dans lesquelles se placent ces échanges (local, intercommunal, départemental, régional, national, international) et leurs imbrications mais aussi les chemins utilisés et la nature des contenus qui circulent. On accordera une attention particulière aux possibilités qu’ont (ou n’ont pas) les acteurs de transformer des objets “globalisés“ en expertise locale. Pour le dire autrement, il s’agira d’observer si, grâce à une série de médiations (personnes, machines, manuels techniques, sites), des appropriations d’une discipline collective sont à même de constituer une culture francilienne, départementale, de ville, de quartier. Si c’est le cas, l’objectif sera de repérer les partages entre les formes de savoir transmises localement et celles qui proviennent de “cultures globales“. Enfin, on analysera les stratégies d’importation et d’exportation des supports par les acteurs locaux et l’on examinera le rôle des équipements culturels de proximité (ou des communes voisines) dans ces processus . Des observations similaires seront conduites en direction des fournisseurs locaux de supports (publics ou privés)

2e axe Les pratiques culturelles dans un univers de concurrence entre pratiques.
À partir du cadrage historique que nous avons présenté, nous avons indiqué l’importance des détournements. En effet, même si les acteurs recourent bien à des objets de consommation courante (par exemple une platine-disque ou un ordinateur) leurs usages ne correspondent pas nécessairement aux recommandations inscrites sur la notice. Toutefois, ces pratiques ne sont pas toutes identiques, et l’extrême variété des étiquetages stylistiques renvoie justement à la diversité des déclinaisons, des situations et des types d’objets détournés. C’est pourquoi, nous nous proposons d’interroger les dissemblances entre les groupes et les personnes étudiés, sous l’angle des technologies, du genre, et du territoire.
a) Nous comparerons les usages respectifs des supports des formations musicales et les types d’espaces dans lesquels elles inscrivent leurs stratégies de “conquête“ du public (concerts, disques, sites internet, autres). On s’intéressera à la nature des attachements technologiques et aux motivations de ces choix, notamment sous l’angle de l’opposition à d’autres manières de faire et d’aimer de la musique.
b) On examinera si, dans leur usage des supports, les femmes sont amenées à privilégier certains objets, voire certains styles musicaux, et si ces “choix“ sont le résultat d’une distribution, en termes de genre, de l’accès à la technologie . On s’intéressera également à la façon dont, dans des formations mixtes, la compétence technique se répartit entre les sexes. Pour cette partie de l’enquête, les entretiens sur l’apprentissage, recueillis au préalable, constitueront de précieuses ressources.
c) La recherche tentera de mettre à jour une caractérisation territoriale de l’utilisation des supports. On essaiera d’établir si dans leurs usages des supports, des formations de style comparable, situées à différents endroits de la région, développent des spécificités locales ou départementales. Si oui, de quels ordres ? Si des formations d’un même département, quel que soit leur style, ont des caractères franciliens et si les acteurs le pensent. Pour donner à cette problématique du relief, les enquêtes en Seine-Saint-Denis et en Yvelines (l’autre terrain d’investigation en Ile de France) seront mises en regard d’une recherche similaire menée à Nantes.

MÉTHODOLOGIE ET DÉROULEMENT

9 Constitution de l’échantillon
Cette recherche concerne des amateurs fortement investis et pour lesquels l’activité professionnelle est marginale. Néanmoins, ce parti pris n’interdit pas de s’intéresser à des personnes ou à des collectifs désireux de se professionnaliser. Il pourra s’agir d’individus (DJ, vocalistes solo, scratcheurs-euses, rappeurs-euses), de collectifs aux compétences variées (par ex. un collectif de hip-hop comprenant un sonorisateur, des danseurs et un DJ), de duos de musique électronique, de groupes rock ou toute configuration comparable. On s’attachera à inclure dans l’étude deux structures embryonnaires ayant trait à la diffusion ou à la fabrication de supports (jeune label de disque, pressage d’acétates, programmation de logiciels, site, etc.). En matière stylistique, les trois grandes familles électriques, rock, hip hop, techno, seront représentées. On veillera à une parité globale entre hommes et femmes. Au total, l’étude portera sur douze formations et/ou individus répartis dans les deux territoires d’Ile de France étudiés.

10 Le choix des terrains en Ile de France : Seine-Saint-Denis et Yvelines.
Comme nous l’avons dit dans le résumé, pour cette enquête, un partenariat a déjà été conclu avec le Service Culture du département de Seine-Saint-Denis. En outre, l’association Chroma-Le Grand Zebrock, centre de ressources pour les “musiques actuelles“ en Seine-Saint-Denis, nous assistera dans la recherche de musicien-n-e-s ou de formations . Ce sera donc notre premier terrain. L’enquête se déroulera également dans les Yvelines. Là aussi, une association référente, le CRY (Centre de Ressources Yvelinois pour la musique) servira de passerelle entre notre équipe et les amateurs . Bien évidemment, le choix des formations étudiées dépendra également de leur situation sur le plan géographique, des dynamiques socio-urbaines et des configurations politico-administratives. De ce point de vue, le choix d’enquêter en Seine-Saint-Denis et dans les Yvelines assure une variété des configurations urbaines. On y retrouve aussi bien les quartiers de grands ensembles HLM et les espaces historiques de l’habitat ouvrier (Seine-Saint-Denis) que les petits centres urbains et historiques, les zones d’habitation pavillonnaire peri-urbaines et les villes nouvelles (Yvelines). Enfin, à cette pluralité des situations s’ajoutera la variété des lieux visités : locaux de répétition, salles de concerts, lieux d’apprentissage, studios semi professionnels ou home-studios domestiques, micro-labels indépendants, plates-formes de sites Web.

11 Un troisième terrain hors Ile de France : Nantes
Selon des modalités identiques à l’Ile de France, une deuxième enquête sera conduite à Nantes, en collaboration avec l’association nantaise Trempolino , “pôle de musiques actuelles“ pour le département de Loire-Atlantique. En effet, pour mesurer le processus de métropolisation en Ile de France, il paraît intéressant de l’apprécier au regard d’une autre métropole dont les caractéristiques sont sensiblement différentes. Car, si l’agglomération nantaise et la région Pays de Loire se posent comme des acteurs régionaux dans le concert européen, il n’en reste pas moins que les échelles de grandeur sont sensiblement différentes de celles de l’Ile de France. Ainsi, dans le contexte nantais, il est probable qu’un certain nombre de facteurs locaux (groupes, animateurs de radio, DJ, salles de concerts) influent plus fortement sur les vocations et les trajectoires des formations et des personnes. Pour employer une expression commune, il s’agit donc de comprendre si l’existence d’une “scène locale“ modifie sensiblement les conditions d’accession aux supports enregistrés et la mise en circulation des productions locales. Par contraste, on peut supposer qu’en Ile de France, et notamment là où la densité urbaine est la plus forte, les modèles “globaux“ et les supports existants jouent un rôle plus déterminant et que les “niveaux intermédiaires“ sont plus rares.

12 Déploiement de l’enquête de terrain
Les données de l’enquête seront collectées de la façon suivante :
-Entretiens semi directifs approfondis menés avec les individus, ayant traits à leur parcours biographique et aux modalités de leur apprentissage. Les questions porteront notamment sur l’usage concret des supports, les raisons de l’adoption de tel ou tel outil, la relation aux répertoires, l’utilisation de ressources en ligne (peer to peer, sites, forums, échanges). Une attention particulière sera accordée aux “couacs“, aux ruptures et aux changements dans les trajectoires d’initiation. On s’intéressera aussi aux différents “déclencheurs“ de la passion musicale (médias, disques, école, groupes, presse, ami-e-s ou membres de la famille), à la fréquentation des équipements publics et associatifs (salles de concerts, médiathèques, accès municipaux ou associatifs au Web, clubs d’informatique, lieux de répétitions etc.) et des commerces (instruments de musiques, vente de disques, magasins d’informatique, logiciels, jeux vidéos). L’attention sera principalement portée sur la provenance des savoirs et des tutorats.
-Observations “en situation“ des usages des supports par les DJs ou les groupes. On demandera aux acteurs une démonstration de leurs instruments et machines. On observera avec attention les éventuels détournements des fonctionnalités “normales“, l’usage des interfaces graphiques, les modalités ergonomiques de la pratique instrumentale et plus généralement ce que l’instrument ou la machine requièrent comme travail du corps. Pour restituer à l’analyse future sa richesse ethnographique, cette séquence sera captée avec des moyens vidéo légers. La séance de démonstration sera suivie d’un entretien avec l’ensemble de la formation ayant trait aux choix des objets, à leurs marques, à leur compatibilité avec d’autres outils ou systèmes et à leur provenance. On déterminera le recours éventuel à un mode d’emploi papier ou numérique et sa fréquence. Seront également évoqués les échanges entre les membres du groupe et la nature des données échangées (fichiers musicaux ou informatiques, banques de sons, plug-in, répertoires samplés, etc…). On essaiera d’identifier l’origine d’un certain nombre de matériaux sonores, utilisés par la formation, et les transformations opérées. Enfin, l’entretien portera sur les stratégies d’exportation des enregistrements de la formation, sur les types de supports et les circuits qu’elle mobilise à cet effet.

13 Restitutions, analyses et temps d’enquête
a) Une fois les investigations menées et les matériaux collectés, les documents de synthèse seront analysés collectivement par l’équipe de recherche. Divers types de synthèses seront produites.
-Des transcriptions intégrales des entretiens individuels.
-Des carnets ethnographiques décrivant les “démonstrations“.
-Les entretiens donneront lieu à l’établissement de “cartographies des attachements et de la circulation des supports“. On établira la provenance des machines et des supports utilisés, la liste des “passeurs“ de savoirs (humains et non humains) leur localisation et le type d’espace dans lequel ils s’inscrivent et les destinations (souhaitées ou effectives) des contenus exportés par les acteurs. Toutes ces données seront complétées par un inventaire des équipements culturels et/ou des lieux publics (au sens général du terme) mentionnés (par l’amateur ou les collectifs) comme des lieux ressources.
À la façon d’une arborescence, les trajets et “couloirs de circulation“ (territoriaux, technologiques, virtuels, amicaux) seront représentés par des schémas. On obtiendra ainsi une représentation graphique de l’importation et de l’exportation des données et/ou des sons. L’analyse comparée des cartographies et des pointages permettra éventuellement de repérer des paramètres communs ou des dissemblances.
-À ces synthèses s’ajouteront les séquences vidéo.

b) La réalisation de l’enquête s’étalera sur huit mois et débouchera deux mois plus tard sur la synthèse intermédiaire. Quatre mois supplémentaires seront nécessaires pour passer de ces résultats au rapport final de recherche. La durée totale de la recherche sera donc de 14 mois.

Francois Ribac

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