mardi, octobre 27, 2009

artistes 2020



Je viens de participer à un ouvrage collectif et prospectif consacré au devenir des artistes. Le livre s'appelle Artistes 2020, est édité par l'Irma (Information et Ressources des Musiques Actuelles) et résulte d'une collaboration entre cette dernière et l'Adami (société civile pour l'Administration des Droits des Artistes et Musiciens Interprètes).
Plus d'infos (la liste des contributeurs l'éditorial, les références etc) : ici
Interviews des différents contributeurs : ici
Acheter le livre en ligne :
Voici le texte :

Un nouveau contrat social par François Ribac, compositeur de théâtre musical et chercheur en sociologie

1 De l'utopie...

C'est en 1627 qu'est publiée La Nouvelle Atlantide. Écrite par le savant anglais Francis Bacon, cette utopie décrit une île où des savants éclairés gouvernent un monde parfait. Sous couvert de descriptions, Bacon dresse la feuille de route de la Révolution Scientifique : la sélection des espèces végétales et animales, le travail de l'acier, la mise au point de machines à tisser, le domptage de l'électricité et de la vapeur, la culture des microbes dans les laboratoires et même les techniques de reproduction sonore et les réseaux de communication !

“Nous avons aussi des maisons pour les sons ; là, nous essayons tous les sons, et mettons en évidence leur nature et leur mode de génération... Nous savons produire des sons faibles de telle sorte qu’ils apparaissent comme graves et forts. (...) Nous avons encore divers échos surprenants, qui renvoient la voix plusieurs fois et, en quelque sorte, la renvoient en l’air... Nous avons certains instruments capables de seconder l’ouïe ; posés sur l’oreille, ils augmentent grandement la capacité auditive... Nous avons enfin des moyens pour transporter les sons dans des conduits et des tuyaux, y compris sur de longues distances et des trajets sinueux” [1].

Mais ce n'est pas tout. La Nouvelle Atlantide est aussi un manifeste politique qui s'adresse au Roi : "laissez nous travailler et débattre dans nos laboratoires et, en échange, nous mettrons à votre disposition nos inventions et ferons de la terre un paradis". Du coté de la théorie, ce grand partage entre la science et “les autres” est justifié par la différenciation établie entre la nature, œuvre parfaite du créateur (Dieu) et domaine des savants et la culture, le monde humain où les passions et l'irrationalité se déchaînent [2].

2 ... À la réalité

Dès la fin du 19e siècle, des inventeurs/entrepreneurs comme Edison ou Bell ont fait de ce programme une réalité. Grâce à la domestication de l'électricité et des ondes, à la mise en place de réseaux -(inter)nationaux- de diffusion et à des innovations comme le phonographe ou la radio, leurs firmes ont (notamment) donné corps à l'industrie musicale. Là encore, un pacte a été proposé : "si vous nous laissez la maîtrise de la technologie, nous reproduirons le plus fidèlement possible la musique. Nous débusquerons aussi les créateurs (dorénavant artistes) dans les tréfonds de la société et diffuserons leurs chefs-d'œuvres dans tous les pays du monde grâce à des concerts, des disques et aux ondes radio. En échange, les états devront financer des infrastructures et garantir la propriété intellectuelle tandis que les citoyens rétribueront nos services”. En somme, en dressant une barrière hermétique entre les professionnels et le public (présenté comme une masse anonyme), on a étendu le grand partage des scientifiques à l'intérieur même de la culture. Ce marché (c'est le cas de le dire) a produit de grandes choses. Le phonographe et la radio ont ainsi permis aux consommateurs de découvrir d'innombrables œuvres et interprètes, de les comparer, et -point essentiel- d'éprouver et de partager des moments de plaisir intenses. Enfin, de Bing Crosby à Robert Alagna, en passant par les Beatles, les supports enregistrés ont initié des générations entières au vocabulaire musical tandis que, dans les studios, un nouveau monde sonique naissait. Toutefois, cette séparation entre les spécialistes et les profanes est de plus en plus problématique.

3 Les rouages grincent

En effet, la diffusion de la musique enregistrée à permis à nombre d'amateurs de devenir de solides experts (mélomanes et/ou musicien-nes). Cette tendance a été accentuée par l'essor des réseaux numériques grâce auxquels les internautes découvrent chaque jour de nouvelles Atlantide et le font savoir -via des réseau de peer to peer ou des plate-formes de discussion- all over the world. Pour ceux qui crierait au piratage, on rappellera que ce sont justement l'industrie musicale et les états qui ont imposé le passage au numérique et contraint les consommateurs à changer d'équipement et à racheter leurs disques au prix fort. Ce faisant les promoteurs de la “qualité sonore” avaient négligé les impacts de la suppression physique de la différence entre la copie et l'original : la perte du monopole des éditeurs sur la reproduction à grande échelle et la fragilisation de la rémunération des ayants droits [3].

Dans un même ordre d'idées, nombre de révolutions musicales (songez au rock'n'roll, à la musique baroque ou à la techno) ont été conçues en dehors des circuits professionnels. Certains genres musicaux ont même transformé de vulgaires objets de consommation culturelle en instruments de musique (pensez aux platines vinyles des DJs) ! L'exemple est instructif dans la mesure où il nous montre, d'une part, qu'une innovation n'émerge pas forcément des laboratoires des firmes, et, d'autre part, que la créativité (au sens d'un nouveau monde qui émerge) n'est pas nécessairement connectée avec “l'excellence artistique".

Troisième exemple, les créateurs (trices) n'ont jamais été aussi bien traité-es qu'on veut bien nous le dire. Ainsi, il y a belle lurette que les grandes firmes discographiques ne cherchent plus eux-mêmes les “nouveaux talents” mais confient ce travail à de petites firmes qui -si le succès advient- cèdent leurs poulains aux plus offrants [4]. Si l'on ajoute que moins un artiste a de notoriété moins il (elle) est considéré-e, on comprend que l'exploitation des plus faibles, l'optimisation des profits et l'externalisation sont la règle. En définitive, les fondations du pacte sont obsolètes et son application est souvent contestable.

4 En 2020 ?

Dès lors, quelle pourrait bien être la physionomie de la “création” et le portrait de “l'artiste musicien” en 2020 ? Comment pourraient s'esquisser les contours d'un nouveau pacte ?

Parce qu'elle renvoie à un artiste isolé, ne trouvant son inspiration qu'en soi-même, la rhétorique -quasi religieuse- de la “création” est caduque. Dans le monde d'aujourd'hui comme dans celui de demain un artiste devra s'insérer dans un réseau d'acteurs, d'institutions, de techniques, de conventions, de pratiques, de circulations. Dans les années qui viennent, il y a fort à parier que tous ceux et celles qui concourent aux productions artistiques revendiquerons la place qu'il leur revient. Renoncer à cette fétichisation du neuf et de l'individuel, née au moment historique où le marché avait besoin de produits originaux pour conquérir de nouveaux clients, serait considérable. Ce serait d'autant plus nécessaire que, dans les faits, ce sont plus les découvreurs que les créateurs qui sont les véritables dieux de ces jeux.

Dans un livre plein d'humour et de sérieux, le sociologue Howard Becker nous a rappelé que la définition de ce qu'était (ou pas) un musicien-n-e variait considérablement en fonction des styles[5]. Gageons qu'en 2020, il sera tout aussi difficile de dessiner un portrait robot de “l'artiste”. Cependant, on peut néanmoins faire le pari que, dans dix ans, de nouveaux hip hop, des nouvelles techno auront inventé de nouveaux savoir faire, investi de nouveaux lieux de performance, imaginé d'autres façons d'écouter. On peut aussi prévoir que -comme dans le passé- ces différents mondes se rencontreront et donneront naissance à des nouveaux hybrides qui feront frémir les collectionneurs d'étiquettes et les “lignes budgétaires”.

Nul doute qu'à l'origine de ces foisonnements, se trouveront des amateurs qui auront remis en cause les termes du partage entre les professionnels et le public ou, pour le dire autrement, dont les pratiques réinventeront l'espace public. Nul doute non plus que lorsqu'ils (elles) effectueront leurs débuts, on n'appellera pas (encore) ces pionniers des “artistes” et que certains douteront de la valeur (tant esthétique qu'économique) de leurs productions. Alors, il faudra que ces sceptiques se rappellent que dans les controverses passées sur l'amiante, le SIDA, les myopathies, le traitement de la douleur, les soins palliatifs, les tracés du TGV, les OGM, les logiciels libres, l'exposition aux ondes, les pesticides, les rayonnements radioactifs les profanes avaient perçu des choses que les experts n'avaient pas vu voire parfois dissimulaient [6].

Bacon et Edison nous ont appris que les innovations rendaient la vie passionnante. De son côté, l'art nous enseigne que la raison statistique et la logique industrielle pouvaient menacer la singularité. Au lieu d'opposer stérilement ces registres, il nous faudrait plutôt trouver des façons où la stabilité (appelons cela “institutions” et “statuts”) et la souplesse (appelons cela “liberté” et “amateurs”) pourraient coexister. Or, ni le temple public d'Avignon (où le face-à-face entre in et le off évoque plus une salle de cotations qu'une politique publique) ni l'industrie musicale ne proposent de réponses satisfaisantes aux questions -éthiques, technologiques, politiques, économiques, anthropologiques- qui taraudent la société. Il nous faut donc inventer un nouveau contrat afin de poser les bases d'une nouvelle Nouvelle Atlantide où l'universel résulterait moins d'une imposition que d'une coopération entre tous les acteurs [7].

Dix ans pour (re)devenir polythéistes, c'est sûrement jouable.



[1] Francis Bacon La Nouvelle Atlantide traduit par Michèle Le Doeuf et Margaret Llasera. Flammarion. Paris, 2000.

[2] Sur ce grand partage : Bruno Latour Nous n'avons jamais été modernes Éditions de la Découverte & Syros. Paris 1991-1997

[3] Par ailleurs, cette crise du droit d'auteur intervient dans un contexte général où les aspects pervers de la propriété intellectuelle (par exemple les brevets en matière de médicaments) sont de plus en plus sensibles.

[4] Au passage, on remarquera combien les métaphores appliquées aux artistes telles que “poulains”, "écuries”, “protégés” etc. évoquent la domesticité.

[5] Howard Becker Les mondes de l'art 1982 (Traduit de l'anglais par Jeanne Bouniort) Flammarion Paris 1988

[6] Là-dessus : Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique. Seuil, Paris 2001

[7] D'autant que dans ce monde, l'universel a fâcheusement tendance a être blanc et masculin.