jeudi, février 23, 2012

Les moniteurs de la musique populaire







Je reproduis ci-dessous un texte rédigé pour l'ouvrage Enseigner les musiques actuelles ? publié par le collectif Recherches en Pédagogie Musicale RPM.


Les moniteurs de la musique populaire


1 Qu'est-ce qu'un moniteur ?

Une à deux fois par semaine je me rends à la piscine pour effectuer une demi-heure de natation1. La plupart du temps, le grand bassin de 25 mètres est partagé en deux. D'un côté, un espace dédié aux visiteurs ordinaires (dont je suis) et, de l'autre, trois couloirs réservés aux nageurs (euses) inscrits dans le club local de natation. Lorsque j'effectue mes brasses, mon attention est presque à chaque fois attirée par cette partie du bassin où un entraîneur prodigue d'une voix tonitruante encouragements et remontrances aux licencié-es du club. En général, celui-ci marche le long des couloirs et, tout en parlant aux nageurs, leur montre aussi bien les mouvements qu'ils (elles) effectuent dans l'eau que la façon dont ils doivent les corriger. Ce qui m'épate toujours c'est la façon dont l'entraîneur arrive à simuler debout ou au sol les mouvements de la nage et l'impact immédiat que cela a sur les nageurs. En fait, l'entraîneur sert tout à la fois de miroir, de mémoire et de conseiller (parfois implacable). Par là même, il leur permet aux licenciés du club de natation de prendre conscience de leur corps et de trouver de nouvelles sensations. Au sens strict, le moniteur aide le sportif à réfléchir à ce qu'il ou elle fait et, chose capitale, avant comme après l'effort.

Cette relation avec un moniteur nous l'avons tous expérimenté et en particulier dans des situations d'apprentissage : lorsque nous avons appris à marcher puis à parler, à l'auto-école, lors d'un cours de (n'importe quelle) musique, au cours de yoga, à l'école de danse, au club de fitness etc. Dans ces deux derniers cas, l'enseignant/moniteur est systématiquement assisté par un miroir qui donne aux élèves et à l'enseignant-e la possibilité de se regarder en temps réel et par conséquent de s'observer sous des angles que leur propre corps les empêche de voir normalement. Fascinante collaboration où le prof, le miroir et les élèves (s') apprennent de concert.

Lorsque l'on parle de moniteur, nombre d'entre nous pensent également à la petite télévision qui, justement, est installée en face de la chaise surélevée d'où le maître nageur de ma piscine surveille la baignade. Tout comme le miroir des danseurs, le moniteur/télé complète le regard du maître nageur lui permettant de surveiller des endroits de la piscine éloignés et de réactiver sa vigilance si celui-ci relâche un peu son attention (c'est dur de rester concentré des heures entières lorsque l'on est immobile). Si par malheur, un accident survient dans un des bassins, la commission de sécurité visionne les enregistrements effectués par les caméras de surveillance non seulement pour déterminer des responsabilités mais aussi pour émettre de nouvelles préconisations afin d'optimiser la sécurité des usagers. Là encore le moniteur est utile en temps réel comme en temps différé.

En résumé, toutes les sortes de monitorat (humains, machines, association des deux) nous aident à appréhender le monde et -pour reprendre une expression chère aux sportifs- à nous dépasser.


2 Le phonographe est un maître nageur

Dès son apparition, en 1877, le phonographe, qui enregistrait et diffusait, a documenté la musique et permis de “monitorer” la musique.

En premier lieu, il est devenu possible de capturer et de réécouter de la musique qu'auparavant on ne pouvait rencontrer qu'au moment où elle était jouée, autrement dit l'enregistrement a permis de patrimonialiser la musique, y compris celle qui recourait à la partition.

Deuxièmement, l'enregistrement a donné accès à des répertoires qui n'étaient pas accessibles à l'endroit où à l'époque où l'on vivait, ouvrant alors la possibilité de découvrir (et d'aimer follement) la musique des autres.

De ce fait, les cylindres puis les disques enregistrés ont permis aux auditeurs de se familiariser avec les répertoires, de repérer des détails dans l'interprétation et plus généralement de comparer des disques entre eux ou encore des répertoires enregistrés avec des performances. Autre façon de dire cela ; il est devenu possible de s'imprégner et de jouir à volonté de la musique, à des moments librement choisis et sans forcément jouer soi-même d'un instrument.

Quatrièmement et conséquemment aux points précédents, la diffusion de supports enregistrés a soutenu la naissance de communautés d'intérêt (les fans de Caruso, des Beatles, de Madonna, de DJaying, des groupes de rock etc.) qui se retrouvent grâce à des lieux (appartements, magasins, concerts, lieux de réunions, quartiers etc.) et/ou des réseaux de communications (la diffusion d'un live à la radio, un forum de fans sur le Net).

En fait, le phonographe et ses héritiers nous permettent de réfléchir (à) la musique et donc de développer notre compétence d'auditeur (trice). Ceux qui opposent de façon manichéenne l'authenticité du “live” (raison pour laquelle on a rajouté un “vivant” à spectacle) à la froideur supposée des disques oublient les liens indéfectibles qui unissent ces deux pôles et plus généralement la performance et les enregistrements. Ce qui est vrai pour les auditeurs l'est aussi pour les musicien (nes) et en particulier dans les divers galaxies des musiques populaires. Prenons quelques exemples.

En 2001 Gary Giddins a publié une biographie du crooner américain Bing Crosby (1903-1977)2. À la lecture du livre, on s'aperçoit que Crosby a tôt commencé à chanter avec la radio, qui dès les années vingt était très présente aux USA, puis qu'il a également beaucoup utilisé le gramophone familial pour apprendre des chansons et l'accompagner lorsqu'il chantait. Une fois sa vocation éveillée, et alors qu'il chantait déjà assez bien, il a fondé un groupe avec des amis rencontrés à l'université. Un peu plus tard encore, un premier engagement au long cours dans un spectacle où se produisaient plusieurs artistes, lui a permis de se roder à la scène.

Rendons nous désormais dans l'Angleterre des années cinquante où des Cartney, des Keith Richards et des milliers d'autres découvrent de fabuleux disques de rock'n'roll et/ou de rythm'n'blues venus des USA. Que se passe t-il alors ? Ils se font offrir une guitare et un Dansette (un petit électrophone portable de la marque Decca) et passent des jours entiers dans leurs chambres à imiter Chuck Berry, Buddy Holly, Eddie Cochran, Elvis Presley. Lorsqu'ils ne comprennent pas ce que leurs idoles jouent, ils ralentissent le pick up de façon à mieux distinguer le phrasé des guitares et à les repiquer parfaitement. De plu, grâce au Dansette, ils se paient le luxe d'être accompagnés par Chuck Berry et son orchestre dans leur chambre ! Ce faisant, Paul et Keith acquièrent non seulement des bases guitaristiques et de chant mais aussi les rudiments du vocabulaire du rock'n'roll. Dans la foulée, ils composent très vite leurs premiers morceaux mais pas exactement à la manière de leurs modèles (ou si vous préférez leurs idoles), non. Paul intègre par exemple des éléments plus liverpooliens et notamment un style vocal inspiré de la musique vocale irlandaise très présente dans son environnement, Keith convertit sa connaissance des solos de Chuck Berry en redoutables riffs. Après quoi, et comme des millions qui ne sont pas devenus professionnels, Keith et Paul rencontrent d'autres fans de disques de rock'n'roll américain (Mick Jagger pour l'un, John Lennon et George Harrison pour l'autre) avec qui ils fondent des groupes. Dès qu'ils le peuvent, ces groupes achètent un magnétophone, s'en servent pour mémoriser leurs idées et s'enregistrer. Après avoir signé un contrat avec une firme de disques, ils cessent rapidement d'enregistrer des morceaux des autres et privilégient, avec l'accord de leurs maisons de disques, leurs propres compositions. Un peu plus tard encore (1965 ? 1966 ?), ils arrivent en studio avec quelques idées éparses (une suite d'accord, un riff, un rythme, une improvisation etc.) et brodent devant les micros. À partir de là, ils rectifient les erreurs, improvisent avec les bandes, font trois variations différentes, discutent avec les techniciens, développent une idée imprévue et peu à peu le morceau se prend forme. Le film de Godard One + One de 1969 où l'on voit le Rolling Stones composer “Sympathy for the devil“ rend bien compte de cet “atelier de travail rock” (que l'on retrouve aujourd'hui dans tous les home studios de la planète).

3 De l'instruction publique à la performance

En fait, les disques et les appareils de lecture -domestiques ou professionnels- les Cubase3 et Youtube sont bien les instructeurs des musicien-nes de musique populaire, ce sont eux qui -comme les maîtres nageurs et les miroirs des danseurs- guident les apprentis lors de leurs premiers pas en rock, techno, hip hop, world music et leurs hybrides. Ce sont toujours eux qui les renseignent sur ce qu'ils (elles) produisent et les incitent à s'améliorer. Grâce à ces alliés, les musicien-nes de musique populaire façonnent leurs morceaux par étapes, improvisent avec des pistes enregistrées comme ils le feraient (ferions) avec les membres de leur groupe dans un local de répétition. Grâce à l'aide de ces auxiliaires, et là encore comme à la piscine, les amateurs passent du statut d'imitateurs à celui de créateurs : ils et elles tracent leur propre chemin dans l'eau. Ce qui, précisément, fait la spécificité des musiques populaires c'est cet usage des machines et de répertoires enregistrés, le fait que des objets de consommation culturelle sont utilisés comme des outils d'apprentissage et d'acculturation alors même que ceux qui les utilisent n'ont pas véritablement conscience d'être en situation éducative.

Depuis le début des années 70, la place des supports enregistrés et des machines s'est encore un peu plus étendue4. En effet, le fait de jouer de la platine-disques dans sa chambre s'est transporté dans l'espace public, est devenu une performance, un geste instrumental. Utilisant les musiques de ceux qui les avaient précédés comme des matériaux, les DJ et les scratcheurs de hip hop ont fait de la musique déjà enregistrée un élément central de la composition et de la performance. Un peu plus tard, la techno (qu'on appelle pas house music pour rien) a généralisé ce principe : désormais le son généré par des machines est non seulement au cœur de la fabrication des musiques populaires mais également omniprésent sur les scènes. Dans ce cadre, l'hybridation des styles musicaux n'est plus seulement le résultat du croisement d'influences (comme on disait encore il y a peu) mais aussi des mixages de musiques existantes opérés avec les échantillonneurs, logiciels, magnétophones, platines. Opérations facilitées par la fluidité et la maniabilité des fichiers numériques et des réseaux de circulation (de la clé Usb au Net). Au delà des seuls supports, la diffusion des techniques d'enregistrement est tellement naturalisée que même ceux qui s'y opposent ne se rendent pas compte qu'elle est devant eux. Demandez à tel organisateur de concert qui vante la supériorité du live d'où viennent les systèmes de retour, la console, l'ingénieur du son, les DI5, la prise de son en proximité de la batterie. Tout cela vient des studios 6! Tout comme la platine-disque vient de la chambre des adolescent-es, et la console des studios d'enregistrements, les performances de musique populaire sont le résultat de la transformation par des amateurs d'activités privées, confinées, en spectacles publics, d'une translation du privé au public.


4 Que faire lorsque l'on mène des politiques publiques ?

En 2005/2007, j'ai mené une enquête en Seine-Saint-Denis, Yvelines et à Nantes sur la façon dont des jeunes musiciens et musiciennes né-es aux alentours de 1980 avaient appris la musique. J'ai retrouvé les manières que j'ai (rapidement) décrites plus haut : usages intensifs des magnéto-cassettes, imitation des modèles, concordance de l'amour des enregistrements avec la formation de groupes, manipulation tout azimuts du son et fabrication de leurs musiques par des jeunes artistes ambitieux(euses) et passionné-es. Dans un environnement marqué par le Web, j'ai pu constater que les membres du panel s'appuyaient sur les formes de mutualisation en ligne (Peer to Peer, forums de discussion, sites Internet, MySpace etc.) et les médias (TV, radio) pour faire venir à eux les ressources que leurs ainés rockers avaient jadis trouvé dans les disques vinyles. Cependant, l'enquête a aussi montré que ceux et celle qui étaient né-es dans des familles pauvres (c'est-à-dire souvent immigrées) n'avaient pas eu accès à des appareils d'écoute domestiques lors de leur enfance, pas plus qu'ils (elles) n'avaient de connexion Internet et d'ordinateur au moment où j'ai mené mon enquête. Pour le dire autrement, alors que les médiathèques leurs proposaient des “CD de qualité”, ils et elles n'avaient pas de quoi les écouter. Alors que les municipalités leurs proposaient des locaux de répétitions, certains rappeurs et rappeuses avaient aussi besoin d'une connexion Internet et d'un micro ordinateur afin de récupérer des instrus pour poser leur flows7 , composer leur musique et ouvrir une page MySpace. En d'autres termes, quelle que soit ses qualités, l'offre publique discriminait les plus démunis ou, pour le dire autrement, concentrait les ressources dans des bâtiments (salles de concerts, lieux de répétitions, centres de ressources, médiathèques) et privilégiait la prescription de bons contenus. Or, dans le monde où nous vivons comme dans celui de Bing Crosby (c'est-à-dire bien avant le “numérique”), l'équipement culturel des musiques populaires se situe au moins autant dans les chambres que dans les lieux de spectacles, l'accès aux instruments de reproduction sonore est au moins aussi vital que les répertoires. Puisque les usages du phonographe, des médias et du Web (et non pas ces réseau en eux-mêmes) favorisent l'expression de soi et encouragent la naissance de nouveaux collectifs, une politique en faveur de ces mondes -si fertiles- doit nécessairement prendre en compte l'accès à ces outils et cesser de les ignorer ou pire encore de les considérer comme des dangers8.

François Ribac

(Ref : Les moniteurs de la musique populaire” p.51-56 in Enseigner les musiques actuelles ? RPM Éditions, Paris 2012.)


1 La métaphore entre l'apprentissage de la natation et l'éducation musicale a déjà été utilisée, et avec pertinence, par Noémi Lefebvre dans “De la natation appliquée à l'éducation musicale” P. 9 à 20 in Cahiers

2 Gary Giddins Bing Crosby, a pocketful of Dreams : The Early Years, 1903-1940. Little, Brown and Company. Boston, New York, & London 2001

3 Cubase est un logiciel qui permet tout à la fois de s'enregistrer, de piloter des sons générés électroniquement, d'écrire -au moyen de différentes interfaces graphiques- des compositions et de jouer et modifier ce que l'on a produit.

4Pour une étude récente de cet apprentissage avec les supports voir Lucy Green How popular musicians learn, a way ahead for music education Ashgate Publishing Limited. Aldershot (UK), Burlington (USA) 2001 et mon enquête La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile de France (2007, étude financée par le Ministère de la Culture, le programme interministériel Culture et territoires en Ile de France et le Conseil général de Seine-Saint-Denis) http://www.irma.asso.fr/La-circulation-et-l-usage-des

5D. I = direct injection, système permettant d'envoyer directement dans une console le signal qui sort d'un instrument électrique.

6 Sur ce mouvement de translation l'ouvrage pionnier : H.Stith Bennet On becoming a rock musician University of Massachussets Press Amherst 1980

7 Le flow désigne les textes que les rappeurs posent sur les instrus, nom donné aux accompagnements.

8 Ce texte a été achevé au moment où en l'espace d'un mois les jeunesses Tunisiennes et Égyptiennes ont fait tomber deux dictatures féroces avec des manifestations de masse et Facebook.