Un interview sur les (nouvelles) formes de prescription musicale dans le focus de l'IRMA (Information et ressources pour les musiques actuelles). On y trouvera également des contributions de Thibault Christophe (doctorant à l'Université de Toulouse), Yann Thébault (Spotify) et Hugo Bon (Soundytics)
"Ce sont les consommateurs qui font et défont les innovations"
Étudier et analyser les pratiques et les comportements des consommateurs de musique, cela les intéresse au plus haut point. Sociologues, dirigeant de plateforme de streaming ou de service de recommandation musicale, comment analysent-ils l’impact du numérique sur l’écoute et la prescription musicale ?
François Ribac est compositeur de théâtre musical et sociologue, maître de conférences à l’université de Dijon. Il est notamment l’auteur de l’étude La fabrique de la programmation culturelle 2011-2013. Il a également réalisé en 2010 une étude intitulée Ce que les usagers et Internet font à la prescription culturelle publique et à ses lieux : l’exemple de la musique en Île-de-France. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont L’Avaleur de rock (Paris, éditions La Dispute, 2004) et Les stars du rock au cinéma, avec Giulia Conte (éditions Armand Colin, Paris, 2011)
Biographie, ouvrage, travaux et publications de François Ribac
Quel est, selon vos travaux, le premier canal de découverte et de prescription ?
Est-il si important de trouver le premier canal ? Mes enquêtes sur le sujet montrent qu’il n’y en a pas un seul mais une conjugaison qui s’articulent. Prenons un exemple très courant : quelqu’un entend une chanson à la radio, il l’apprécie, et découvre le nom du groupe grâce à une application sur son smartphone. Puis une personne de son entourage, ou un magazine, lui dit que ce groupe est horrible ou formidable, ce qui va (dés)orienter son jugement. Qui est alors le prescripteur ? Chaque canal est travaillé et médié par les autres. On dit souvent que la radio est le premier média prescripteur, mais à l’école, au travail ou dans sa famille, on échange des avis qui vont nous influencer. Sans même parler des facteurs du type « j’écoute telle musique parce que les autres ne l’écoutent pas, etc. ». On ne peut pas vraiment hiérarchiser les canaux.
La construction des goûts est évidemment sociale…
Oui, cela revient à dire avec d’autres mots l’idée précédente : un faisceau ténu de prescriptions qui émanent du monde social nous sollicitent. De la même manière que l’on n’apprend pas des choses uniquement dans des situations explicites d’apprentissage, on ne construit pas son goût uniquement avec des prescriptions explicites. On baigne dans des pratiques, on observe des façons de faire, on teste sa propre conformité avec des usages et on rentre dans un certain type de musique (un style, un morceau) par des tas de portes : des types de vêtements, des façons d’être, des amis qui nous conseillent, ou pas, d’écouter tel artiste, les parents aussi, que l’on suit ou fuit volontairement, les médias, sites Internet, playlists partagées sur les réseaux sociaux on line également… Réciproquement, les médias, clips, films, réseaux sociaux, ne prescrivent pas seulement des œuvres, mais aussi des façons d’être.
La musique est aussi un marqueur identitaire fort. On n’y accède pas forcément par la musique elle-même…
Il faut se méfier de cette notion d’identité si elle laisse entendre de la permanence et de la fixité. Certes, la musique marque notre histoire personnelle, et celle-ci est comme nos goûts, rythmée par des appropriations, des recompositions, des bifurcations. Il n’y a qu’à voir comment un(e) ado peut du jour au lendemain arrêter d’être gothique ou gangsta… C’est d’autant plus vrai à une époque où la plupart des gens ont dans leur disque dur plus de musique qu’ils ne pourront en écouter dans leur vie… Ce qui compte avant tout, c’est l’expérience, et la valeur qu’on lui attribue. L’identification avec une musique ne renvoie pas au fait de se projeter dans des classes sociales ou des représentations, mais passe par le fait de s’approprier ou non une chose. C’est aussi valable pour les modes de consommation et de production de soi-même sur le web. Là où l’on décrit des gens qui s’assemblent autour de styles par identification, ou qui réagissent à des sollicitations du marché, hypnotisés par des rock stars ou des blockbusters, l’on trouve au contraire sur le net des phénomènes de diversification, un raffinement de mélanges de genres, qui bouleversent en partie les modes d’écoute. Les auditeurs sont pluriels, ils naviguent, conjuguent, combinent…
Certaines choses ont-elles changé avec l’essor du numérique ?
La différence entre le local et le global devient plus problématique, parce que l’on peut désormais recevoir et diffuser dans le monde entier. Y’a-t-il une différence entre l’entourage proche et le monde social ? Ce n’est plus aussi net (c’est le cas de le dire !).
En ayant la possibilité, depuis le CD puis le P2P, de dupliquer et faire circuler plus facilement les fichiers, les choses se sont fluidifiées. Contrairement à ce que l’on entend constamment, la musique n’a absolument pas été rendue immatérielle. On n’a jamais eu autant d’objets dans les mains qu’aujourd’hui ! Et si la musique est devenue plus fluide c’est grâce à cette ultramatérialisation qui va du smartphone au satellite. Le Web 2.0, c’est effectivement la possibilité pour des entreprises de faire de l’argent sur les données produites gratuitement par les gens. C’est aujourd’hui une dimension capitale de l’économie de la connaissance. Dans le même temps, ces techniques et technologies ont été appropriées par les usagers. Ce n’est pas la numérisation seule qui a produit des effets, c’est l’alliance (voire les batailles) entre les technologies et ce que les gens et les entreprises en font, le balancier entre les usages individuels et collectifs et les stratégies industrielles.
Autre changement non négligeable, la remise en question du monopole des journalistes, programmateurs et des professionnels de la distribution des supports, qui était lié aux limites matérielles de systèmes de reproduction analogique. Personne ou presque ne pouvait parcourir le monde, découvrir des artistes, enregistrer des concerts, et diffuser des cassettes. La prescription professionnelle n’a pas disparu, et elle ne disparaîtra pas, mais elle est battue en brèche par le fait que tout le monde, potentiellement, peut devenir prescripteur et que les contenus sont patrimonialisés en ligne.
Il n’y aurait donc plus de différences entre le journaliste spécialisé, l’algorithme d’une plateforme et l’amateur qui tient un blog ?
Tout d’abord, il ne faut pas fantasmer la toute puissance des algorithmes. N’oublions pas que le déclin de Myspace est en partie dû aux évolutions de son algorithme qui ont déplu aux usagers. Le pouvoir d’un algorithme n’est pas toujours très évident, sinon la météo et le FMI seraient plus chanceux !
L’économiste Albert Hirschmann a écrit un livre très intéressant, intitulé Exil, Voice and Loyalty. Selon lui, quand quelque chose a tendance a devenir monopolistique, trois modes de comportements surgissent : la loyauté, on continue à utiliser l’outil ou le service, parce que l’on pense que sa position de monopole conforte les gens qui l’utilisent ; la prise de parole, on s’exprime pour dire ce que l’on pense, on créé des associations de consommateurs, ou des sites ou blogs ; et l’exil : parce que c’est monopolistique, fraction de consommateurs se détourne. Pour la prescription musicale, c’est peut-être pareil. Certains se détournent du web pour retourner vers les prescripteurs “d’avant” justement parce qu’ils (elles) trouvent le Web trop dominant. Ce n’est pas parce qu’on assiste à un essor de l’expertise amateur que celle-ci va tout balayer. Même des outsiders devenus professionnels, comme Pitchfork, sont soupçonnés d’être devenus des forces dominantes soumises à la publicité, à qui on ne peut plus faire confiance.
Dans l’ère de l’abondance, où tout est accessible, où les sources de prescription se multiplient, le risque n’est-il pas d’aller uniquement vers ce que l’on connaît ? L’embarras du choix en quelque sorte….
On a accès à tout, à condition d’avoir un ordinateur et une connexion Internet ! Il ne faut pas céder à l’optimisme technologique béat. Les inégalités sociales résolues par la technologie, on en est encore loin !
Il y a aussi un discours typique de la prescription professionnelle qui consiste à jouer double jeu. Les gens qui se dispersent font du zapping : on a là un cliché réactionnaire classique pour décrire la jeunesse qui zappe et ne s’intéresse à rien réellement. Certain(e)s musicien(ne)s tiennent ce discours, arguant du fait qu’avant on écoutait les albums en entier etc. Ils/elles ont tendance à prendre leur propre expérience d’arrivée dans la musique pour la règle, et considèrent les auditeurs actuels comme des brebis égarées dans l’abondance, qui ne digèrent rien et mangent de la fast music. L’autre face de ce discours, contraire, souvent tenu par les mêmes personnes, s’assurant ainsi d’avoir toujours raison, c’est de stigmatiser la supposée monomanie d’un métaleux ou d’un fan de Madonna, alors qu’avant on écoutait aussi bien Black Sabbath que Genesis, Brassens ou Bach. Ils stigmatisent alors la supposée bêtise de ceux qui sont trop spécialisés, et celle des éclectiques zappeurs… À ce jeu on gagne toujours !
Ce sont deux formes, différentes certes, de fragmentation de la découverte, de la prescription et de l’écoute.
Dire, qu’en matière de musique et de consommation sur le net, les gens vivent dans un monde fragmenté c’est déjà porter un regard normé. Penser qu’auparavant, la consommation de musique passait par des albums, que les playlists actuelles, qui se multiplient, n’ont pas de cohérence, ni d’homogénéité, qu’elles ne sont pas des œuvres, est à mon sens faux. Notamment parce que la pratique de la playlist n’a pas attendu Internet pour exister ! Avant le numérique, les gens écoutaient la radio, donc des playlists, achetaient des 45 tours avec 2 ou 3 titres dessus, enregistraient des compilations personnelles sur des cassettes audio… En quoi ces modes d’écoute étaient-ils moins fragmentés que l’auditeur d’une plateforme de streaming ?
Le numérique n’aurait-il finalement amené qu’un changement d’outils et d’échelle, et pas un changement de nature dans la découverte, la prescription et la consommation de musique ?
Enfermer les auditeurs dans un genre, un style, disqualifier les différents modes d’écoute comme des écoutes inattentives, du zapping, pose une question : qu’est-ce que l’attention ? Existe-t-il une seule forme d’écoute qualitative ? Je ne le pense pas, la qualité dépend de l’expérience. Les écoutes dispersées, « grises », inattentives, ne sont d’ailleurs pas l’apanage des seuls amateurs. Les professionnels de la musique pratiquent aussi cela : ils/elles écoutent des disques au bureau, dans leur voiture, sans les écouter, ou en attendant qu’un titre les accroche. Est-ce une écoute attentive ou pas ? Les études sur la fragmentation de l’écoute liée au numérique nous renseignent surtout sur les différents modes d’écoute et la façon dont ils se conjuguent et prospèrent, dans le monde social comme dans le tréfonds de chaque personne.
Les canaux traditionnels de découverte et de prescription ont-ils encore de beaux jours devant eux ?
La conception moderniste veut qu’une technologie en chasse une autre. Or, si l’on adopte une vision historique, on remarque, télégraphe mis à part, que la radio, le phonographe (au sens de la reproduction sonore), le téléphone, la télévision, la presse écrite, n’ont pas disparu. Au contraire, les choses s’accumulent, se superposent et s’interpénètrent.. Si l’on prend l’exemple de la presse, elle est aujourd’hui multisupports : papier, web, applis, etc. Évidemment le passage en ligne pose des problèmes de rentabilité, la très grande fréquentation du site de Libération n’empêche pas le journal d’être en difficulté. C’est aussi ce qui se passe pour l’industrie musicale, elle est confrontée à ce changement d’échelle et cet essor de l’expertise et de la diffusion amateur. Cela veut-il pour autant dire que ces modèles pro antérieurs au Web disparaîtront ? Je ne le sais pas, mais l’expérience nous montre que ce n’est pas le cas. Quand un État, ou le marché, souhaite supprimer une technologie, l’on voit souvent des gens qui, créant de nouveaux usages, obligent à ne pas supprimer ou à réintroduire les dites technologies…Il n’y a qu’à penser au vinyle avec le hip hop puis l’electro. Le numérique en lui-même ne veut rien dire, ce qui compte, encore une fois, ce sont les pratiques. Ce sont les consommateurs qui font et défont les innovations.
Est-ce à dire qu’en soi, une technologie est neutre ?
Non, une technologie n’est pas neutre, car elle induit un système d’organisation qui est lui-même un condensé de social. Utiliser un téléphone c’est se conformer à un certain type d’organisation sociale, ce réseau technique est un condensé du social. De plus, les usagers donnent à une technologie son contenu. Comme l’a montré Delphine Gardey, ce sont les secrétaires qui ont, d’une certaine manière, inventé la dactylographie et rendu opérationnelle la machine à écrire, pas seulement les fabricants. On ne peut pas détacher une technologie de ses usages. Dire qu’une technologie est démodée ou moderne, c’est croire qu’elle porterait en elle-même des qualités ou des défauts. L’histoire des techniques montre le contraire. Le téléphone a été inventé comme un outil de business, le phonographe a été inventé par Edison pour des transmissions d’ordres dans les entreprises. Et qui s’est approprié le téléphone ? Les femmes, qui l’ont utilisé pour communiquer entre elles dans une société où elles étaient en grande partie enfermées et exclues de l’espace public. Les publicités des débuts du téléphone déconseillaient son utilisation par les femmes ! Mais encore une fois, pour utiliser un téléphone, il faut une éducation sociale implicite : savoir reconnaître la sonnerie, décrocher, dire allo, etc. Et la diffusion dans le monde social des outils numériques et de savoirs pratiques permet une circulation extrême de connaissances, que l’on apprend en grande majorité sans être dans une situation explicite d’apprentissage. C’est aussi le cas pour l’apprentissage ou la découverte de musique. La culture populaire technique est produite par des gens qui ne sont ni “éduqués” ni “formés” et qui développent des techniques qui vont concerner des millions de gens. Il en va de même des bricoleurs du XVIIIe siècle, des DJ ou des ingénieurs du son de rock. La numérisation et les usages qui l’accompagnent rendent visible ce qui existe déjà depuis longtemps. Ce qui est nouveau, c’est que cela concerne un peu tout le monde. Certaines pratiques ont été amplifiées, et de nouvelles sont apparues. Elles ne sont d’ailleurs pas tellement liées au potentiel des techniques numériques, mais au fait que les objets par lesquels on accède au web, les modes de circulation et d’appropriation ne nécessitent pas un bagage technique. Pour le dire autrement, le web 2.0, c’est la réponse des pouvoirs publics et des opérateurs du web à une pression sociale. Si le web est vertical, on ne peut probablement pas le faire progresser. Sans usages sociaux, une technique n’évolue pas.
Dans votre étude sur la blogosphère, vous avez montré que ce mode de prescription n’est pas coupé du monde professionnel musical.
J’ai effectivement découvert qu’une partie de la blogosphère la plus active, principalement basée en Île-de-France, était relativement bien intégrée dans la filière musicale. Il y a des rencontres avec des labels, la Blogothèque par exemple a aussi produit un standard de concert en appartement, devenu un standard de l’industrie musicale… Ce que l’on décrivait comme des mondes séparés ou concurrents s’articulent en fait de façon plus complexe. Ce ne sont pas des blocs figés, ils sont fait de nombreuses strates…