Je republie ci-dessous un article rédigé en 2003 pour la revue Mouvements et intitulé LE MOUVEMENT DES INTERMITTENTS ET LA CRISE DE LA
POLITIQUE CULTURELLE.
Il me semble que les choses n'ont pas beaucoup changé
Lien : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2003-5-page-108.htm
In Mouvements Novembre 2003 N°30
Le
mouvement des intermittents et la crise de la politique culturelle
par François
Ribac
Après
l’annulation de nombreux festivals d’été, le mouvement des
intermittents semble ne pas faiblir. La liste des initiatives et
actions entreprises est longue et la mobilisation a été importante
et multiforme. Moins spectaculaires, parce que moins médiatisées,
les débrayages, les prises de position de personnes ou
d’organisations et les annulations de tournages dans l’audiovisuel
ont également été significatives.
En donnant
son agrément au protocole du 26 juin, le gouvernement Raffarin a
montré qu’il en approuvait pleinement les termes et a réitéré
la « méthode » qu’on lui connaît dorénavant depuis
plusieurs mois. Dans ce cas précis, il a délégué à deux
partenaires une décision politique majeure et n’est intervenu dans
le conflit qu’à contre-cœur. En laissant entendre que le régime
était condamné par le MEDEF, le gouvernement a présenté, selon un
schéma qui rappelle la récente réforme des retraites, l’accord
conclu entre la CFDT et le MEDEF comme un sauvetage inespéré, à
prendre ou à laisser.
Retour
rapide sur le régime
La
particularité du système de l’intermittence est de permettre aux
allocataires dépendant des annexes 8 et 10 du régime
d’indemnisation du chômage, d’être pris en charge entre leurs
périodes de travail. Ce système est lié à la réalité de
l’emploi dans un secteur où les salariés vont d’un projet à
l’autre et sont généralement appelés à travailler pour
différents employeurs. De fait il constitue une sorte de financement
bis des arts du spectacle et de la production audio-visuelle. Ce
régime particulier permet aux compagnies et aux entreprises fragiles
de n’embaucher que temporairement des salarié-e-s, tout en donnant
la possibilité aux équipes de préparer les projets.
Le nouveau
protocole oblige désormais les salariés à effectuer en dix mois
(avec une période transitoire en 2004), au lieu de douze, le quota
nécessaire d’heures pour prétendre à une prise en charge. La
durée d’indemnisation est réduite de douze à huit mois. Selon La
CGT du spectacle et les coordinations, le protocole (malgré quelques
replâtrages durant l’été) aura pour résultat de débarquer 30 %
des ayants-droits, soit plusieurs dizaines de milliers de personnes.
15 000 ? 20 000 ? Plus ? Il n’est guère
possible de le déterminer puisque l’UNEDIC n’a jamais fourni le
chiffre exact des allocataires. Les estimations varient de 50 000
à 100 000 selon les sources. De plus, l’accord est tellement
complexe qu’il est difficile d’extrapoler la façon dont les
Assedic les interpréteront.
Il est
évident que la diminution du nombre d’allocataires va fragiliser
nombre de compagnies et de structures de production et porter un coup
certain à la diversité culturelle dans ces secteurs. La concurrence
entre professionnels étant exacerbée, cela devrait également avoir
comme conséquence de faire baisser le coût du travail pour les
entreprises et d’augmenter la précarisation des salariés. De ce
point de vue l’inspiration du projet est clairement libérale et
s’inscrit dans « l’air du temps ».
Un
accord politique
Le
protocole, signé par la CFDT et le MEDEF, confirme l’alliance
stratégique entre les deux organisations. L’accord a été signé
dans une telle précipitation qu’il a même obligé la CFDT à
écrire à l’UNEDIC pour lui demander des éclaircissements.
Constatant les failles du texte, les partenaires ont dû remanier en
catimini le texte final et c’est une version légèrement amputée
que le gouvernement a donc agréé. Les recours en justice aboutiront
donc probablement à une dénonciation de l’accord.
Comme dans
l’affaire des retraites, les conditions rocambolesques dans
lesquelles la CFDT a brisé le front syndical soulignent, à rebours,
la responsabilité de la gauche plurielle. Durant ses cinq années au
pouvoir, le gouvernement Jospin n’a en effet pas jugé bon de
réviser les procédures qui permettent de valider des accords signés
par des organisations minoritaires avec le patronat. Or, il se trouve
que justement la CFDT-spectacle est effectivement minoritaire et que
le syndicat majoritaire, la CGT (et FO) ont refusé de signer.
Avec cet
accord, ni le MEDEF, ni le gouvernement ne souhaitaient discuter des
finalités d’une politique culturelle. Ils ont d’ailleurs centré
leur communication sur les « abus » des allocataires (en
minorant les dérives avérées dans l’audiovisuel), sur le déficit
des annexes et sur la nécessité de « sauver » le
régime. Pour le patronat, Jean-Jacques Aillagon et certains
décideurs culturels, le problème se réduit à un « trop
plein ». Il s’agit simplement de dégraisser (selon
l’expression d’un ministre socialiste de l’éducation) le
régime de l’intermittence et d’en éliminer « les
médiocres ». Jean-Jacques Aillagon avait d’ailleurs
publiquement exprimé son sentiment qu’il y avait « trop de
compagnies ». À cet endroit du raisonnement, on n’est pas
exactement dans la vulgate libérale, mais plutôt dans
« l’excellence », un registre dont les partisans se
recrutent aussi bien à droite qu’à gauche. On a beaucoup entendu
cet été les patrons des festivals relayer ce genre d’arguments
avant d’utiliser, pour contrer les assemblées générales,
l’argument des retombées économiques.
En réalité,
il est désormais de notoriété publique que les « détournements »
sont particulièrement patents dans l’audiovisuel et tout
particulièrement du côté des chaînes nationales de télévision
publiques et privées. À part une vague commission et des
déclarations de principe, le ministre n’a rien engagé pour
remédier à ce problème. Probablement parce que le travail d’un
ministre de la communication consiste à ne surtout pas importuner
TF1. Il faut noter qu’au moment même où le gouvernement agréait
le protocole, il défendait mordicus l’exception culturelle à
Bruxelles, c’est-à-dire les industries nationales de la culture.
Il y aurait également beaucoup à dire de ce côté.
Une
rentrée agitée
À la
rentrée, le SYNDEAC, Syndicat national des entreprises artistiques
et culturelles, qui n’est pas affilié au MEDEF, a refusé de
participer aux assises régionales de la culture proposées en
catastrophe, par Jean-Jacques Aillagon, ce dernier n’ayant pas
hésité à recourir aux pressions et aux menaces. Comme cette
organisation, la Fedurock (scènes de musiques actuelles) et de
nombreuses associations ou groupements professionnels se sont ralliés
à la position de la CGT, de FO et de la trentaine de coordinations
régionales d’intermittents. Ils ont demandé, comme préalable à
toute discussion, un moratoire ou l’abrogation du protocole. En
septembre, un certain nombre de structures de diffusion ont même
annoncé leur intention de geler régulièrement leurs activités
durant l’année ou même d’annuler leur saison. Au risque de se
ridiculiser, le ministre a donc été contraint d’annuler les
assises en région. Pour la première fois depuis 1968, le divorce
entre le ministère de la Culture et les milieux artistiques semble
total. Ce fait est d’importance, dans la mesure où les politiques
menées par les ministres de droite ou de gauche se situent, depuis
les débuts de la politique Lang, dans une relative continuité. Ce
consensus a hélas été confirmé par l’échec cuisant de
Catherine Trautman, qui avait tenté d’élaborer une charte
publique du spectacle vivant et défendu la techno contre la
criminalisation. Le ministre est conscient de ce problème et c’est
sans doute pourquoi il a chargé un ancien conseiller de François
Miterrrand de préparer un débat national pour janvier 2004.
L’éclatement
de la « grande famille des artistes »
La crise a
révélé les profondes disparités dans les différents mondes de
l’art. Le débat sur les formes d’action a montré qu’en
fonction de la notoriété et de la situation acquise, de l’histoire
de chacun-e, de la profession et de la discipline que l’on
pratique, les intérêts et les attitudes étaient différents. Aux
disparités au sein d’un même domaine (cinéma ou théâtre par
exemple), s’ajoute une prise de conscience quant aux limites du
régime de l’intermittence. On s’est ainsi rendu compte qu’un
certain nombre de métiers (par exemple les auteurs) ou de
disciplines (arts plastiques, musiques populaires, jazz) ne
bénéficiaient pas d’une protection sociale élémentaire. Le
régime de l’intermittence est surtout adapté aux professions du
spectacle et aux industries de l’audiovisuel et n’empêche pas
l’inégalité et l’exclusion de se développer.
Mais alors
que la dynamique solidaire concourait à rapprocher les différentes
disciplines, les déchirements ont été particulièrement forts (et
médiatisés) dans les arts du spectacle. Il en a résulté une
véritable rupture symbolique, à forte dimension générationnelle.
Tout au long de l’été, cette fêlure s’est accentuée. Lors du
festival d’Aix en Provence, perturbé par des manifestations et
finalement annulé, on a ainsi pu entendre Jérôme Deschamps
contester à des « jongleurs » le droit de bénéficier
du régime de l’intermittence ou le chef d’orchestre Marc
Minkowski traiter les manifestants de « nazis culturels ».
Les prises de positions de deux metteur-e-s en scène ont tout
particulièrement retenu l’attention. L’un pour dénier au
mouvement sa légitimité et soutenir le protocole d’accord
(Patrice Chéreau), l’autre, plus nuancée, pour exprimer sa
réticence envers le principe d’une grève des spectacles (Ariane
Mnouchkine). Au-delà de l’indignation que ces deux « entrepreneurs
de morale » ont déclenché, leurs réactions posent des
questions fondamentales quant à la spécificité de l’activité
artistique d’une part et à son évaluation d’autre part. Pour
Ariane Mnouchkine, la rupture est d’autant plus imprévue qu’elle
avait régulièrement fait du Théâtre du Soleil un lieu d’action
politique et humanitaire. Pendant la guerre de Bosnie, elle avait
ainsi organisé avec d’autres artistes une grève de la faim pour
réclamer la fin de l’agression nationaliste serbe et la levée du
siège de Sarajevo. La pièce présentée à Avignon par le Théâtre
du Soleil ne dérogeait pas à cette règle puisque la troupe
présentait un travail ayant comme thème l’errance des réfugiés.
En se demandant si l’annulation des spectacles ne consistait pas à
« se tirer une balle dans le pied », alors même qu’elle
avait exposé son corps aux privations de la grève de la faim, elle
posait, quasi explicitement, le caractère quasi sacré d’une
représentation. Le soubassement d’une telle prise de position est
que l’activité artistique n’est pas un travail comme les autres
mais une sorte de moment de vérité ultime dans lequel il est
impensable de débrayer. À l’activité banalisée (désacralisée ?)
du travail « ordinaire », Mnouchkine semble opposer la
mission de l’artiste et la singularité de la représentation
théâtrale. On reconnaît ici sans peine le débat entre critique
artiste et critique sociale. On sait que pour Luc Boltanski et Ève
Chiappello, l’opposition frontale entre ces deux registres est une
des raisons de la paralysie de la gauche française.
De son côté,
la réaction de Chéreau se rapproche des « grands décideurs
culturels » évoqués plus haut. On pourrait résumer sa
position par « trop d’intermittents tue la culture ».
Mais cela amène à lui la question de l’évaluation de la qualité
artistique. Qui peut juger de l’excellence d’un spectacle ou d’un
artiste ? Qui sont les experts et quel est leur mandat ?
Même si les génies existent (ce que les réévaluations permanentes
des historiens des arts démentent), une société démocratique
doit-elle édifier une méritocratie culturelle et reléguer les
moins bon (ou présumés tels) et les amateurs dans les marges ?
Comment sait-on qu’un grand est devenu petit ? Avignon avec
son off paupérisé et son in de plus en plus hermétique est-il un
modèle valide ?
Les
silence des autres « grands »
Force est de
constater que durant les semaines qui ont précédé l’accord du 26
juin, le silence des dirigeants de festivals, de théâtres
nationaux, d’institutions, de scènes nationales, de centres
chorégraphiques a été assourdissant. À compter de l’annulation
d’Avignon, votée par le in, la tendance s’est inversée. C’est
la force et la longévité du mouvement qui semble avoir contraint le
reste de la « profession » à élaborer une position
commune et à vaincre les divisions internes entre partisans,
opposants résignés et adversaires décidés de la réforme. On peut
également penser que l’élargissement du débat à toute la
politique culturelle, que l’on doit aux grévistes d’Avignon, a
permis d’ouvrir un espace commun de réflexion et de lutte.
Il est vrai
que le SYNDEAC réclame, depuis longtemps, une remise à plat de la
politique culturelle et selon son expression un « Valois de la
Culture » en allusion aux négociations de Grenelle. Cette
position a le mérite de poser la nécessité d’un débat général.
Mais elle comporte également des inconvénients. D’une part, le
« Valois de la culture » n’est pas sans ambiguïté car
il peut signifier un tête à tête entre les organisations
représentatives et l’état, en oubliant la nécessité d’un
débat préalable. D’autre part, il laisse à l’écart des
acteurs essentiels, pourtant convoqués à tout bout de champ, pour
justifier les politiques. Enfin, il restreint l’espace symbolique
et sociétal de la culture.
Depuis bien
longtemps la discussion sur la politique culturelle est trop
cantonnée à une négociation sur les moyens et les équipements.
Bien que la validité de ces demandes ne soit pas contestable, ces
revendications sont plus le fait de responsables qui défendent des
outils que d’une réflexion d‘ensemble.
Le spectacle
vivant (qu’il vaudrait mieux appeler arts du spectacle tant il est
vrai qu’on ne sait ce que sont des arts morts) est assimilé, dans
un raccourci jamais explicité, à la culture. Cela revient à
considérer l’offre de spectacles, les équipements et les équipes
qui les animent, comme les acteurs centraux d’une politique
publique et plus généralement l’activité professionnelle comme
la condition de la qualité artistique. Même s’il ne s’agit pas
ici de déconsidérer le secteur et les professionnels, il n’en
reste pas moins que cette direction mène directement dans un
cul-de-sac.
Notamment
parce que l’on fait l’impasse sur la pratique amateur et sur sa
place réelle. La rhétorique libérale et le management sont
littéralement obsédés par le professionnalisme et ce mouvement
résulte du mouvement de marchandisation croissante des activités
humaines auxquelles les arts du spectacle n’échappent pas. Quand
on sait que la politique des vingt dernières années a précisément
constitué à créer des équipements partout et à insister sur les
« gisements économiques » que représentaient les
activités culturelles, on ne doit pas écarter cette objection. Il
n’y a pas d’équivalence entre le professionnalisme et l’art.
Si l’on
prend l’exemple du rock ou du rap, l’activité collective se
construit généralement sur la base du bénévolat. Dans ces mondes
le professionnel est même regardé avec méfiance. Autre exemple,
personne ne considère que Kafka ou le peintre Chaissac ne sont pas
des artistes alors même qu’ils n’ont jamais été des « pros ».
Ensuite,
c’est faire preuve de cécité historique. Si l’on s’en tient
au seul théâtre, un examen attentif montrerait à coup sûr que les
animateurs de la décentralisation théâtrale et les plus
prestigieux (considérés comme tels) metteurs en scènes actuels
sont, dans leur immense majorité, issus de troupes amateurs, du
théâtre universitaire, des réseaux d’animation type Léo
Lagrange, des MJC, etc.
L’amateur
est donc un passionné doté de compétences et d’une érudition,
acteur essentiel du monde de l’art où il officie. Pas un
dilettante inculte à qui il manquerait quelque chose. Qu’il soit
ou non en cours de professionnalisation, ce qui ne saurait être la
seule finalité de l’art, il lui arrive d’être le porte-parole
de nouvelles formes et d’autres valeurs.
L’exemple
de la danse contemporaine ou des musiciens baroques en France,
apparus au début des années 1980, confirme un autre fait ; les
institutions « en dur » ne constituent en aucun cas une
garantie de qualité artistique ou d’innovation, parfois elles sont
même le principal frein à des changements esthétiques. Même
lorsqu’elles sont disposées à accueillir des « nouveaux »
(pourquoi en douter ?), il arrive souvent que leurs équipements
et leurs techniques soient inadaptées aux nouveaux langages qui
surgissent. Les deux secteurs se sont d’abord développés dans les
marges. La reconnaissance du public et de la critique a précédé
celle de l’État, longtemps indifférent, et elle s’est faite
avec l’hostilité des « pros » du secteur. Les
opposants les plus résolus au protocole du 26 juin soulignent, à
juste titre, que le régime de l’intermittence assure partiellement
l’émergence des nouveaux styles et constitue une sorte de
passerelle entre nouveaux et anciens. Il protège, dans une certaine
mesure, de l’académisme. On peut craindre qu’avec le nouveau
protocole la prochaine danse contemporaine ne puisse plus émerger
même si, pour sûr, elle existera. C’est ce que savent les équipes
du théâtre de Montpellier ou de Nantes lorsqu’elles mettent leur
équipement à la disposition des intermittents en grève et de tous
ceux et celles qui se sont prononcés contre le protocole.
Éloge des
luttes
L’apparition
des coordinations a eu le mérite de mettre en cause le statu
quo et de braquer les projecteurs sur
d’autres protagonistes aussi décisifs (mais pas plus) que les
décideurs culturels, les « grands », la presse, le
MEDEF, la CFDT ou le ministre. Significativement, les manifestations
d’intermittents ont appelé le public à se joindre à leur lutte.
Le mouvement a montré qu’il était doté d’une très forte
combativité, d’un sens réel de l’innovation dans les luttes et
d’une conscience aiguë des enjeux généraux de notre société.
Il ne s’est pas cantonné dans le refus et, en partenariat avec
d’autres organisations, a proposé des alternatives à la
« réforme ». Par ailleurs, il s’est rapidement tourné
vers les autres mouvements sociaux du printemps. La participation
d’intermittents au rassemblement du Larzac a ainsi été massive. À
l’heure actuelle, le mouvement continue à bénéficier d’un
capital de sympathie dans la population, même si les annulations des
festivals semblent avoir été mal comprises.
Cette
capacité à s’auto-organiser et cette jonction avec les autres
mouvements sociaux a probablement surpris les théoriciens qui nous
présentaient les mondes artistiques comme les laboratoires du
libéralisme et les artistes comme les fourriers du capitalisme.
C’était oublier que toute crise sociale, et celle-ci est sévère
et profonde, est porteuse de possibles et d’une dynamique de
dépassement des atonies.
Convoquer
tous les experts (les réseaux)
En limitant
le débat aux organisations professionnelles et à l’état, on
confine les usagers des équipements culturels dans le rôle du
public, celui même pour lequel on se bat mais sans l’envisager
comme un protagoniste actif. Ici, on retrouve un sentiment diffus
dans les milieux culturels, que l’intervention des publics pourrait
favoriser une politique du « divertissement » et les
dérives commerciales : du Puy du Fou à Fort Boyard.
L’inconvénient, c’est qu’avec une telle logique, on fait
l’égalité entre la culture de masse et les masses. Or cette idée
que l’usager est au pire un beauf et au mieux un consommateur nous
parle plutôt de la condition de ceux qui le supposent que de la
réalité de la société.
Les décennies
1980/1990 ont en effet été marquées par l’irruption
d’associations ou d’initiatives d’usagers qui, en s’imposant
dans le champ qui les concernait, ont profondément renouvelé les
relations entre l’État, les spécialistes, le secteur privé et
même les médias. Il suffit par exemple de citer dans le domaine de
la santé, Act up, Aides et même le Téléthon.
Or ce qui est vrai pour un malade du sida est également vrai pour un
spectateur. Ce dernier sait ce qu’il aime et a accumulé une
expérience vécue et l’érudition qui l’accompagne. Sa
compétence n’est ni inférieure, ni supérieure à celle d’un
artiste ou d’un expert ministériel (les fameux inspecteurs de la
musique, du théâtre, etc.), elle est la sienne.
Il (ou elle) n’a pas besoin d’être sensibilisé (comme si le
public était insensible !) comme les politiques publiques
s’acharnent à le préconiser. Cette compétence est d’ailleurs
prise en compte puisqu’elle est mentionnée dans les brochures de
saisons des théâtres, les dossiers de presse et les rapports
ministériels. C’est en son nom et en fonction de sa fréquentation
(massive ou rare), donc de son expertise, que les réputations et les
politiques se construisent et qu’elles sont justifiées. Le
mouvement altermondialiste réclame ainsi le partage des décisions
et conteste aux seuls experts, par exemple dans les cas des OGM, des
scientifiques et des trusts pharmaceutiques, la capacité de décider
pour la société. Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que les
cultureux ou les responsables de structures culturelles se conduisent
comme des trusts pharmaceutiques ! Simplement il paraît
aujourd’hui évident qu’une politique publique de la culture ne
peut pas impliquer que les seuls « spécialistes ». On
peut même renverser les termes et dire qu’il s’agit de mettre en
chantier une discussion où tous les spécialistes interviennent.
Si, comme
nous le disent les thuriféraires de la culture, l’art apprend à
penser, il est difficile de refuser à tous ceux et celles qui vivent
la culture, d’entrer dans le débat. Faute de quoi, on pourrait
soupçonner que les bénéfices (intellectuels et sensuels) supposés
de la culture sont factices… Or, notre société ne supporte plus,
Jean Marie Messier ou l’OMC l’ont appris à leurs dépens, les
faux bilans.
On peut
ajouter que les métiers de l’art ont besoin de moralisation. Là
encore, d’autres secteurs de la société semblent se situer devant
nous. Alors qu’en politique le non-cumul des mandats et la
séparation entre experts et décideurs s’imposent progressivement,
ces règles devraient être adoptées dans l’estimation de la
qualité artistique et des politiques globales. Il n’est ainsi plus
possible, notamment en région, que des décideurs soient juges et
parties. Il n’est plus possible de voir le cumul et le pantouflage
des experts se multiplier. Si l’on dénonce, et avec raison, les
effets pervers de la décentralisation Raffarin, on doit rapidement
contester les actuelles baronnies, élaborer des règles
déontologiques, fixer des objectifs aux structures et organiser la
rotation des responsables. Ces principes relèvent plus de l’éthique
personnelle des décideurs ou de l’histoire des lieux. Enfin, les
milieux de l’art ont besoin de parité, là, comme ailleurs, les
hommes continuent à régner sans partage.
Attention
à la fétichisation des artistes
Dans ce
débat, il faudrait veiller à ne pas considérer les techniciens du
spectacles et les « intermédiaires » comme de simples
parasites, comme la récemment fait un compositeur dans une tribune
libre à Libération. Ils sont aussi des acteurs essentiels de l’art.
Pourquoi ? Mais parce que nous travaillons tous avec des
administrateurs(trices), des attaché-e-s de presse et des tourneurs.
De plus, sans le travail de l’ingénieur du son de l’IRCAM, le
compositeur ne peut pas faire entendre sa musique correctement. La
preuve en est que nous parlons toutes et tous (cinéma, théâtre,
arts plastiques, musique etc.) de production pour désigner une
œuvre. Comme l’a récemment montré Ève Chiapello, cette
opposition entre artistes et managers est d’ailleurs devenue
factice ou, tout du moins, en voie d’extinction.
De toute façon, il semble bien hasardeux de défendre la
professionnalisation de l’art et de contester, au même instant,
l’apparition d’intermédiaires. Le compositeur oublie un fait
historique. C’est la musique savante qui a inventé l’éditeur
(un sacré intermédiaire) ! Mieux, la composition classique
repose sur le principe d’une exécution par d’autres. Simon Frith
a même écrit, et avec raison, que le compositeur et l’éditeur de
musique sont les premières personnes qui peuvent vivre de la musique
sans l’interpréter.
Par conséquent, longue vie aux intermédiaires et aux techniques !
Encore une
fois, ces constats, qui peuvent paraître sévères, ne visent pas à
déconsidérer les organisations professionnelles et celles et ceux
qui les animent. La politique culturelle a non seulement besoin d’un
débat (sous la forme de contre-assises nationales par exemple) mais
que la discussion doit éviter deux écueils :
Le débat ne
peut pas concerner les seuls arts du spectacle et oublier les autres
disciplines : audio-visuel, arts plastiques, littérature, rock,
techno. On doit analyser les raisons pour lesquels la politique
culturelle néglige certaines activités, soit en les oubliant, soit
en les finançant moins, alors même que depuis 20 ans les ministres
(même Aillagon y est contraint) s’affichent dans les
techno-parade, lisent de la BD, écoutent les Rolling Stones sur leur
auto-radio, se rendent à des expositions de graphes hip-hop ou dans
des squats d’artistes. Les ministres et leurs conseillers en
communication prennent bien en compte les experts et les amateurs
(les connaisseurs) de toutes les activités. Mais le problème c’est
qu’ils ne justifient pas réellement la disparité de traitement,
tant financière que symbolique, entre disciplines. La seule chose
que l’on entend dans les couloirs des DRAC (Directions régionales
des affaires culturelles), c’est que « pour donner à Pierre
il faudrait prendre à Paul ». Or, ce raisonnement est
justement ce avec quoi il faut rompre parce qu’il n’envisage la
politique culturelle qu’en termes de masses d’argent et oublie de
poser la question des besoins. Dans la mesure où le budget de la
culture n’augmente plus (voire régresse) la question est
totalement d’actualité.
La culture ne
peut être la seule affaire des « professionnels ». Elle
doit, sous peine d’une nouvelle faillite, impliquer tous les
acteurs du secteur et mettre au jour les intérêts (voire les
besoins) divergents : publics, programmateurs, presse, artistes,
organisations syndicales et des professions, techniciens,
administratifs, état, collectivité, financeurs, industrie etc. Tous
ces experts (personnes, groupes, organisations) existent ! Ils
sont bien réels et sont même pris en compte dans la définition des
politiques mais, n’étant pas dotés de porte-paroles organisés ou
reconnus, ils ne peuvent s’exprimer et faire valoir leurs intérêts.
Logiquement, les experts patentés sont donc soupçonnés de
détourner les système à leur profit et la logique de la suspicion
généralisée s’installe. La vraie réforme dont nous avons besoin
consisterait à mettre au grand jour les réseaux qui constituent ce
que l’on appelle la culture. À ce moment là, les combinazione se
transformeront en arrangements démocratiques et en choix de
sociétés.
Il est fort possible que les solutions résident moins dans des choix
esthétiques (bien qu’il s’agisse aussi de ça) que d’inventer
des procédures démocratiques qui permettent à la société de
s’impliquer.
Exposer
les désaccords et faire vite
Même si
l’affirmation peut sembler a priori
paradoxale (ou gauchiste) dans la situation actuelle, la crise est en
grande partie le résultat du consensus gauche-droite depuis 20 ans.
En négligeant le débat démocratique, en excluant une série
d’acteurs essentiels, sans cesse convoqués pour légitimer les
politiques conduites (ou leur absence ou les tournants brutaux) et en
concentrant les politiques sur les moyens et les équipements, c’est
la politique culturelle que l’on a décrédibilisée. Le résultat,
dont le dernier épisode consiste à débarquer manu
militari des milliers de gens, sans même un
plan social, est le triomphe de la logique comptable. D’autre part,
le relativisme culturel a miné la « culture légitime »,
sans pour autant que toutes les conséquences en soient tirées.
Puisque nous savons que le goût évolue et qu’il n’existe pas de
culture illégitime, le débat doit aussi se porter sur la définition
des finalités des activités artistiques. Le fait qu’il soit
revenu au MEDEF de prendre l’initiative en dit long sur l’inertie
des animateurs du service public, sur l’immobilisme de l’État et
sur le désarroi dans lequel nous vivons. Le tremblement de terre a
au moins ouvert une brèche…